Elle est entrée par le portillon automatique, celui qui s'ouvre en deux devant votre chariot habituel. Juste avec un nez rouge.
Plop, dans un silence de consommation, deux barres de métal, s'écartent, puis se referment, elle est prisonnière dans un espace ouvert, face à des rayons gorgés de nourriture, de trucs et de machins, une profusion de choses et de promotions, les bonnes affaires en bout de rayon.
Au milieu de la foule.
Ils sont nombreux, elle avance avec son nez rouge, vers eux, dans ce vide plein de chariots, de téléphones sonnant, de cris et de paroles pour choisir cette marque ou celle-là. Elle marche avec ces deux énormités aux pieds, jaune et bleu. Elle est clown d'animation.
Deux personnes de la direction ont suivi la formation, au siège, ce lieu encore plus impersonnel, morne et foudroyant de gris, au sol, aux murs, au plafond. Elle devait expliquer sans son nez rouge, avec sérieux, avec l'assistance du marketing et d'un consultant expert, l'intérêt de sa présence anti-morosité. Elle est comédienne, et là aujourd'hui elle devient clown dans un supermarché de la grande distribution.
Une expérience après la découverte, via les caméras de vidéo-surveillance, des têtes déconfites des clients, des entrants dans le magasin. Tous sont d'accord, les clients somnolent, se parlent mais ils deviennent des êtres tristes dès le premier portillon.
Elle va les changer, elle va intervenir sans que le personnel soit au courant, pour augmenter l'effet, la surprise de tant d'énergie soudainement déversée ici, entre deux messages publicitaires de la "promotion sur les crevettes au rayon poissonnerie" (non pas jardinerie ;-).
Elle marche, elle sourit, et flop, rien, les adultes, oui les clients en plein achat, fuient, ils se demandent pourquoi, s'interrogent, mais jamais ne sourient. Elle parle peut, gémit des phrases, mais les adultes redeviennent enfants, surpris et effrayés par ce père noël à tête de clown. Rien ne se passe ici au milieu des petits pois, ni même entre les épices et le chocolat. Rien.
Alors direction les fruits et légumes, un sourire, un retraité qui attend sa femme, une maman enceinte jusqu'aux yeux se penche avec difficulté vers la courgette magique, celle qui est dans la cagette du fond. Elle l'aide, elle sourit, l'autre s'effraie, puis sourit, la remercie. Ahhhh !
Les autres regardent par-dessus l'épaule, par-dessus leur liste sur leur i-machin, elles se prennent au jeu, partagent avec leur pousseur de caddie. La vie est -elle si triste ?
Elle va continuer toute sa journée à passer ici et là, entre les ordinateurs et les machines à laver, puis vers le parfum de la boulangerie, évitant le froid des yaourts, souriant, hurlant, jouant avec les chariots. Elle va animer, donner, re-donner son médicament anti-crise, un peu de bonheur à une mamie. Elle s'assoit près d'elle, se fait photographier avec la bouche rouge et blanche, son masque. Elle travaille, ils consomment.
Ce soir, elle rentrera chez elle, pour préparer une audition pour une nième série télé. Elle, méconnaissable, fera ses courses dans un magasin discount, plus proche de son budget, sans sourire.
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Nylonement
PS : pour information, cette animation est en test dans certains supermarchés français.
Je viens de la croiser, en réel, avec des sourires.