C’est peu de dire que certains textes nous vivent plus sûrementencore, d’ailleurs, que nous ne l’imaginons et, ce, en nous interdisant, toutsimplement, de céder au réel. Je veux dire : en nous retenant par lamanche au point, savez-vous, de parvenir, même, à nous épouvanter tant les personnages qui les hantent, noussemblent bâtis de nos rêves et blessés de la même chair que celle dont noussouffrons de ne (presque) jamais pouvoir satisfaire les envies. J’avais lu, en son temps,je ne sais plus comment ni dansquelles circonstances Les Esperados,de Yannick Leblanc. Je retrouve ce texte, récemment réédité (Ed. L’Echappée) etil ne m’en faut, rapidement, pas plus pour comprendre que j’en suis jamais sorti.Cet extrait, parmi des pages et pages, sinueuses et volages :
Encore une fois, la dernière, ils ont l'illusion d'un nouveau départ.Les Esperados ont enterré la hache de guerre. Ils ne se passionnent plus quepour les différentes sortes d'engrais, de désherbants et de matériels. Surtout, ils se mettent à penser comme des paysans. Ainsi, ils abandonnent lesterrasses trop dures à piocher et défrichent la belle étendue du Plateau pourtravailler avec des machines. Une décision brutale, bureaucratique, mais quiflatte leur folie des grandeurs. Pour mener à bien cette lubie, ils empruntentdix-sept millions d'anciens francs au Crédit Agricole, en se cautionnantmutuellement. Jean-Phi achète un tracteur d'occasion, un petit Ford de 45 CV;et Pierrot un mastodonte flambant neuf, un Zétor de 110 CV; avec quatre rouesmotrices et un broyeur. Il faut élargir les chemins pour que le Zétor puissepasser, charrier à nouveau de grosses roches, remonter les murettes. Mais lespionniers ne regrettent pas leur peine. Le Zétor avale le Plateau, portion parportion de cinq cents mètres carrés chacune. Ils comptent y récolter l'annéed'après assez de fourrage pour un gigantesque élevage de vaches et de chevaux. Cetteaccalmie dans le typhon mental qui les souffle toujours plus haut dure sixmois, jusqu'à l'été de la sécheresse qui allume en Ardèche sept centsincendies. Le foin est rare cette année-là, et comme ils en manquent, lescommunards décident de faucher les prés de Giney, un vieux bonhomme quin'habite même pas le pays. Ils savent pourtant que Giney a donné la coupe deses foins à Brolles, un paysan de Saint-Martin-de-Valamas. Ils sont justementen train de faucher quand ils voient trois tracteurs avec deux chars et unebotteleuse monter la route: Brolles, son fils et son neveu. Pierrot se met entravers du sillon, une 22 long rifle à la main. Le premier tracteur entre dansle champ. Pierrot tirant de la hanche avec une seule main crève les quatrepneus. Les Brolles s'enfuient et les communards achèvent le tracteur blessé enremplaçant l'huile du moteur par l'huile du pont. Quelques semaines plus tard,Pierrot essuie une volée de plombs dont on ne connaîtra jamais l'auteur. Ces échangesde coups de feu déclenchent un mystérieux compte à rebours. C'est, ils lesavent très vite, la dernière année de Rochebesse. C'est l'année terrible.Emphatique et théâtrale, peut-être, mais le public marche. Punks, terroristeset antinucléaires propagent la peste et le choléra, la terreur et le désespoir.C'est l'année de Malville, de la bande à Baader et des croix gammées. D'un été àl'autre ils vivent sous un bombardement d'événements et d'émotions sinistresvenus du Monde Extérieur ou jaillis de Rochebesse même, et dont les impactscumulés ravagent ce qui leur reste d'âme et de nerfs. C'est l'année del'affaire Conty, le tueur fou de l'Ardèche.