Les USA s’embourbent dans les dérives d’hyper-réglementation déchaînée, depuis des années. C’est particulièrement visible dans le domaine de l’alimentaire, avec l’exemple du lait cru.
Par J. Sedra.
Le cliché de l’américain obèse, glace ou cheeseburger à la main, et dédaignant les fruits et légumes a la vie dure. Ils sont nombreux, les donneurs de leçons qui “savent” ce qui serait bon à manger pour tous ces américains, qu’on imagine (peut-être un peu vite) massivement frappés d’obésité et de diabète… Et pourtant les américains ne les ont pas attendus pour tenter de régler leurs problèmes avec l’alimentation : ce sont eux les grands précurseurs pour ce qui est de chercher à améliorer son alimentation ou d’en prendre pleine responsabilité. C’est par exemple aux USA que des chaînes de supermarchés nationaux ont pour la première fois ouverts des rayons entiers spécialisés dans les “Whole Foods” et le bio. Des mouvements végétariens et végétaliens s’y sont créés et y ont prospéré, en toute indépendance du végétarisme d’origine religieuse tel que pratiqué par exemple en Inde, et motivés d’abord par le souci de “manger mieux” et “manger plus éthique”. De la même façon, c’est aux USA qu’apparaît, dès les années 50 sous l’impulsion de Menonnites de l’Ohio importateurs des produits de Porto Rico, le modèle de ce qui allait devenir le mouvement “fair trade” : le commerce équitable. Plus récemment, c’est encore un autre mouvement “Paleo/primal”, qui rejette la nourriture industrielle et l’agriculture de masse, qui naît et s’épanouit aux USA avant de s’exporter dans le reste du monde. À chaque fois, ces mouvements sont issus d’initiatives individuelles, privées, et bien américaines.
Mais cet héritage est aujourd’hui en péril, car très loin d’être “le pays le plus libéral du monde” comme l’affirmait encore cette semaine Nicolas Sarkozy dans une nouvelle éructation de candidat en plein brâme électoral, les USA s’embourbent dans les dérives d’hyper-réglementation déchaînée, depuis des années. C’est particulièrement visible dans le domaine de l’alimentaire : le gouvernement fédéral US met des bâtons dans les roues de ces mouvements, ainsi qu’aux embryons de leurs successeurs… Sous prétexte de “lutte contre les risques sanitaires” et “lutte contre l’obésité”, c’est rien de moins qu’une guerre insidieuse qui est menée contre des familles, des artisans et des petits producteurs locaux, à coup d’hyper-réglementation et même de raids paramilitaires. À l’instar de la tristement célèbre “war on drugs” destinée à lutter contre l’usage de stupéfiants, le gouvernement fédéral américain mène, et ce depuis des années et avec des moyens disproportionnés, une “guerre contre la nourriture” destinée à contrôler insidieusement tout ce qui se passe par les assiettes de ses citoyens.
Trois grandes administrations nationales réglementent principalement le commerce de nourriture et la restauration aux USA: le USDA (ministère fédéral de l’agriculture), la FDA (administration fédérale des aliments et substances pharmaceutiques), et la CDC (agence sanitaire fédérale). Et chacune se trouve au centre de monstrueux conflits d’intérêt généralement issus des lobbies de leurs administrés directs, à leur niveau. Parmi les plus connus car dénoncés dans les médias, on trouve les lobbies de l’agri-business (Monsanto en tête) et du végétarianisme (comme le CSPI et parfois aussi de grands groupes écologistes) pour l’USDA, les lobbies pharmaceutiques pour la FDA, et toutes sortes d’intérêts commerciaux disparates, locaux ou nationaux, et de lobbies citoyens ou d’ONGs (anti-tabac, anti-avortement, et bien d’autres) pour la CDC. Et à l’échelon des États existe souvent une couche supplémentaire d’administrations prêtes à se mêler des vies des américains, là aussi au nom d’intérêts disparates regroupés en lobbies. L’écrasante majorité de la réglementation assénée à la société civile existe pour faire plaisir à l’un ou l’autre de ces lobbies, au détriment de tous les autres – étouffant de nombreuses initiatives privées au passage.
Le meilleur exemple des conséquences kafkaïennes de cette surenchère réglementaire, c’est le cas du lait cru.
D’après la FDA, ceci est une arme de destruction massive. Si si. C’est pour ça, “l’avertissement gouvernemental” obligatoire qui prend les deux tiers de l’étiquette.
En 1987, la FDA a interdit la vente de lait cru entre États. 11 États ont banni le lait cru entièrement, 10 en autorisent la vente, et entre les deux extrêmes, il y a ceux qui autorisent la vente sur place à condition que l’acheteur amène son propre conteneur préalablement stérilisé, et ceux qui autorisent la vente de lait cru… pour les animaux de compagnie seulement. Tous les États requièrent en plus des licences commerciales, avec audit et inspection sanitaire, pour la vente de produits laitiers.
En 2009 est votée une loi étendant les pouvoirs de la FDA, la “Food Safety Modernization Act”… il est dès lors possible pour l’agence fédérale de saisir la nourriture, mais aussi l’argent et les ordinateurs de toute personne “suspectée” de vendre de la nourriture qui ne serait pas produite “selon des méthodes approuvées” ou “à partir de semences approuvées”… comme s’il s’agissait de dangereux terroristes ou de criminels organisés. À l’époque, de nombreux mouvements réunis autour du concept de “freedom food”, la liberté de choisir soi-même ce que l’on mange, s’étaient lancés en vain dans une vaste campagne de dénonciation de cette loi, au nom des risques élevés de dérives. L’avenir leur a donné raison: c’est ainsi que, le 3 août dernier, à Santa Paula (Californie), la FDA, l’USDA et la CDC lançaient conjointement un raid contre… trois artisans fromagers. Leur crime ? Vendre du lait cru, et des produits à base de lait cru. Leur stock a été détruit entièrement, les recettes de leurs ventes pillées (4500 dollars), leurs ordinateurs personnels confisqués… Et ce n’était pas la première fois, ni malheureusement la dernière, qu’un tel raid se produisait. La justification officielle de ces exactions serait de lutter contre le risque sanitaire… alors même qu’il n’y a eu aucun mort par consommation de lait cru aux USA depuis des années, sur 12 millions de consommateurs environ.
Plus incroyable encore, c’est parfois même le consommateur qui a acheté du lait cru qui se retrouve perquisitionné à domicile et poursuivi… au pénal ! Peut-on sérieusement imaginer être arrêté et déferré aux assises pour achat de produit laitier, à la sortie d’une crèmerie ?
"Vous allez m’arrêter pour mangeage de choucroute ?"
L’année dernière, des agents fédéraux se plaçaient à la frontière d’un État où le lait cru est interdit, et interceptaient à leur retour les consommateurs partis acheter le liquide blanc dans l’État voisin, pour le confisquer et le détruire. Dans le même genre, de temps en temps ce sont les importations de “queso fresco” venu du Mexique qui subissent le même sort.
Mais il n’y a pas que le lait cru qui fait les frais de cette obsession fédérale de contrôler et taxer le contenu des assiettes américaines : il y en a autant à dire sur le “home-grown” (mouvement récent, dont les membres réhabilitent de vieilles fermes pour produire, à la maison, leurs propres légumes, œufs et même lait), menacé en 2009 par un projet de loi réglementant la production agricole (en l’écrasant de contraintes réglementaires telles qu’il pourrait devenir criminel de cultiver ses propres légumes). Idem pour l’élevage de poules en plein air, menacé par la CDC au nom des risques de propagation du virus H1N1 : vous avez le droit d’acheter vos œufs frais de poules élevées en plein air si vous allez sur place, mais gare à vous si vous vous les faites livrer ! Pareil pour les stands de vente au détail des fermes, menacés au nom des codes de construction. Mais dernièrement, en Illinois et dans quelques autres États, les efforts des mouvements “locavores” (qui désigne ceux qui s’astreignent à ne manger que des aliments produits à moins de quelques dizaines de kilomètres de chez eux) ont fini par payer, avec la légalisation de la vente du “fait-maison” pour les commerces occasionnels ou de très petite taille. Autrement dit, il redevenait enfin légal de vendre ses cookies et ses confitures maison sur les marchés traditionnels sans avoir à appliquer à sa cuisine personnelle les normes sanitaires strictes autrement réservées aux usines… à condition toutefois d’avoir une licence. Ou à moins de donner, plutôt que vendre, les produits de votre cuisine – et là, nulle réglementation… Qui peut sérieusement croire qu’il s’agit de gérer les “risques sanitaires”, et non une sordide histoire de sous et de collusions haut-placées ?
La guerre contre la nourriture menée par le gouvernement US ne s’arrête pas à la production, elle fait aussi ses ravages dans la préparation et la distribution. Le journal américain Reason a ainsi compilé en une vidéo les multiples vexations, intimidations des autorités et “agressions légales”, perpétrées par les administrations fédérales mais aussi locales, à l’encontre des “food trucks”, ces camionnettes-étals qui servent de boutiques mobiles à de nombreux traiteurs:
En Californie, il est par exemple question de leur interdire de s’installer dans un rayon de 500 mètres d’une école – le but étant visiblement “d’inciter” fortement les élèves à manger à la cantine de l’école en les privant d’alternatives… Cantine dont les menus et les ingrédients ont le douteux mérite d’être imposés par l’État en échanges des indispensables subventions, des menus qui sont régulièrement la cible de critiques sévères et de moqueries quant à leur qualité et leur origine. Cette mainmise de l’État sur l’alimentation à l’école déclenche même parfois de vrais scandales : les citoyens refusent d’acheter de la pâte de tendon et d’estomac de vache broyée et javélisée en guise de “viande” ? Qu’importe, l’USDA est là pour racheter les 3000 tonnes d’invendus pour les servir en repas à leurs enfants dans les écoles publiques, à leurs frais.
Et n’imaginez pas que les tentacules des administrations s’arrêtent au domaine commercial, car depuis peu des employés des agences sanitaires locales et fédérales se sont mis à inspecter les repas, préparés par les parents, que les élèves emmènent à l’école primaire ou maternelle. En cas de “non-conformité” avec les directives alimentaires de l’USDA, les aliments “manquants” sont fournis par la cafétéria locale et facturés aux parents, quand ils ne viennent pas carrément en remplacement forcé ! Il vous en faut plus ? Que penser d’une troupe d’agents en uniforme qui débarque dans votre kermesse ou votre pique-nique associatif, et détruit toute la nourriture à coup d’eau de javel ?
Certains pourraient être tentés d’en rire, mais qu’ils gardent à l’esprit que, généralement, nos contrées européennes emboîtent le pas des USA dans la plupart de ses travers administratifs (Millenium Act -> LOPPSI/HADOPI ?), avec quelques années d’écart. Qui se souvient que l’année dernière, les douanes norvégiennes se gargarisaient de saisies record… de beurre ?
Comme l’expliquait déjà en 1944 Ludwig von Mises dans Bureaucratie, les administrations, ne pratiquant pas de récompense au mérite pour réguler leurs actions, y substituent le conformisme et le zèle aveugle, jusqu’à l’excès : là où dans une entreprise privée on alloue en interne des profits bien réels qui dépendent de l’adéquation de leur offre à la demande du public, les fonctionnaires d’une agence comme la FDA ne disposent que d’une évaluation purement virtuelle et indirecte de la valeur de leurs actions, à travers l’assentiment de leur chef, qui le tient de son propre chef, qui le tient du sien… qui le tient du politicien qui vote ses crédits et qui est potentiellement influencé par tels ou tels lobbies. Du coup les agents s’embarquent inévitablement dans un cercle vicieux de surenchère d’intervention, d’auto-justification, d’abandon de tout sens critique, et finalement d’expansion de leur domaine d’action. N’ayant pas, dans les faits, de comptes à rendre au public, il leur est impossible de savoir “jusqu’où aller trop loin” puisqu’ils ne supportent pas plus les coûts de leurs méfaits qu’ils ne perçoivent les bénéfices de leurs services. Les dérives des administrations réglementant la nourriture et le commerce alimentaire aux USA n’en sont malheureusement qu’une confirmation de plus parmi de nombreuses, et les parallèles entre cette “War on Food” et la sinistre “War on Drugs” menée de son côté par le BATF (agence de régulation des armes, alcool et tabac) et les Stups fédéraux, peuvent aussi très probablement s’étendre à encore d’autres domaines de réglementation, présents et à venir… et pas seulement aux USA.
Nourrissez votre corps, affamez un bureaucrate !
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