Impérialisme et droit international : le point de vue de Carl Schmitt (2/2)

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

L’Évolution universaliste et discriminatoire du droit international, stade suprême de l’impérialisme

Après 1918, les Alliés, principalement la France, entendent conserver une paix durement gagnée par l’établissement d’un réseau d’alliances collectives et, via la SDN, d’un système international de garanties, d’obligations et de sanctions qui discrimine l’agresseur. 

Ce pacifisme officialisé, tourné contre toute révision qui s’appuierait sur la force armée, Carl Schmitt et la droite allemande le dénoncent comme un pacifisme de vainqueurs, un impérialisme masqué. La lutte contre cet impérialisme passe donc par la mise en cause radicale des institutions universalistes - et vice-versa - car ces institutions, placées au service des grandes puissances, sont des instruments de légitimation du statu quo, puis, après 1938 - à cette date, l’ordre établi à Versailles a disparu -, des instruments de légitimation de la guerre collective que les démocraties occidentales menacent de livrer à l’Italie fasciste et à l’Allemagne nationale-socialiste. La critique adressée à la SDN, à la CPJI (29) ou au système de sécurité collective et de prohibition de l’agression est ainsi une attaque dirigée contre les puissances de l’Ouest qui, en prônant la paix et en proscrivant la guerre, défendent en réalité le statut juridique issu des diktat de 1919-1920, conforme à leurs propres intérêts. Elle marque aussi la récusation d’une utilisation des concepts de droit et de paix qui disqualifie l’Allemagne et qui légitime la domination de la France, de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, car le "règne du droit" invoqué par Paris, Londres ou Washington n’est en fin de compte qu’une validation des traités en vigueur ou bien le règne des puissances qui savent en appeler à ce droit, qui le définissent, l’interprètent et l’appliquent. 


Les nouvelles tendances du droit international, du pacte de la SDN au pacte Briand-Kellog et aux conventions de Londres de 1933 - tendances qui trouveront leur conclusion à Nuremberg en 1946 - aboutissent à transformer la politique mondiale en "police mondiale" ou en "action collective" contre l’agresseur disqualifié. Or, qui est l’agresseur et qui est l’ennemi désigné - et criminalisé - au plan international ? celui qui refuse le statu quo, c’est-à-dire l’Allemagne, toujours implicitement visée dans les accords et traités internationaux. Justifiant la "guerre totale" contre le peace breaker mis "hors la loi", l’évolution vers un concept discriminatoire de guerre et d’ennemi, sapant le droit de la neutralité et le jus in bello, marque la dogmatisation en droit international d’un impérialisme arrivé au stade suprême de l’universalisme. 

A) Le vainqueur cherche toujours à donner à la situation politique acquise après la victoire la garantie de la légitimité : l’appel au primat du droit a ce sens politique précis. Versailles le confirme : les idées de la Société des nations sur le maintien de la paix, la juridiction internationale ou la sécurité collective visent à légitimer le statut de l’Europe instauré par les traités de 1919-1920. 

Or, ce statut légalisé à Genève, souligne Carl Schmitt, n’instaure ni la paix ni la justice, d’abord parce qu’il a généralisé un état intermédiaire de "paix-guerre" en faisant de la paix "une continuation de la guerre par d’autres moyens", ensuite parce qu’il n’est pas conforme à la structure et au fondement du droit des gens, c’est-à-dire à l’égalité souveraine des États, enfin parce qu’il ne respecte pas le principe du droit des peuples à l’autodétermination (au nom duquel s’est pourtant déroulée la guerre et édifiée la SDN, mais aboutirait à l’Anschluss, à la récupération du "corridor" polonais et à la dislocation de la Tchécoslovaquie). Malgré la primauté qu’il accorde au politique, le juriste allemand attache une grande importance à l’idée d’un ordre juridique, un ordre que l’on tienne pour "normal et juste", la reconnaissance d’un principe de légitimité (le principe des nationalités) servant de critère de validation au droit des gens, c’est-à-dire à la garantie aussi bien qu’à la révision de l’uti possidetis

Mais ce souci s’accompagne, de manière privilégiée, d’une analyse critique des déguisements juridiques de la politique étrangère des puissances occidentales : principalement l’institution de la SDN et ce qui s’y rattache, mais aussi la multiplication des "commissions internationales" (sur la Rhénanie, le désarmement ou les réparations) qui donnent l’illusion de la dépolitisation et prêtent des formes "légales" à la domination. 

1) La SDN n’est pas un "super-État" reproduisant le schéma de la distinction des pouvoirs (Conseil, Assemblée, Cour permanente de justice internationale, Secrétariat), et les obligations qu’elle crée ne sont pas l’effet d’une contrainte juridique supranationale, car la "Société des nations" ne désigne pas un système politico-juridique indépendant des États membres et détenant une souveraineté supra-étatique propre, ce dont le juriste allemand se félicite. 

La Ligue de Genève n’abolit pas plus les États qu’elle n’élimine les guerres puisqu’elle en légitime certaines et en sanctionne d’autres (tout comme le pacte Briand-Kellog). Elle est toutefois plus qu’une simple conférence diplomatique flanquée d’un bureau international (le Secrétariat), car la règle fondamentale du droit contractuel selon lequel un traité ne produit pas d’effets à l’égard de ceux qui n’y ont pas pris part, ne s’applique pas à la Société. Les membres permanents du Conseil de la Ligue, principalement la France et la Grande-Bretagne, peuvent obliger les autres États, membres ou non membres, à les suivre dans les guerres qu’ils livreront puisque leurs décisions s’imposent, y compris aux États étrangers (article 17-1), cependant que ces mêmes membres permanents ne peuvent être contraints à la guerre par une autre volonté que la leur, en vertu de la règle de l’unanimité au sein du Conseil qui donne un droit de veto aux grandes puissances (article 5-1). Le Covenant consacre donc l’inégalité des États - alors que l’égalité des États est un principe fondamental du droit des gens -, en ce sens que tous les États sont obligés d’appliquer les décisions du Conseil tandis que les grandes puissances ont le pouvoir d’imposer aux autres États des mesures qu’il est impossible de leur imposer à elles-mêmes. 

Par l’entremise de la SDN, les puissances victorieuses de 1918 disposent ainsi de moyens d’intervention et de contrôle légitimés, ainsi que du monopole juridique de la désignation de l’ennemi au plan international, ce qui leur permet d’entraîner le reste du globe dans l’orbite de leurs intérêts impérialistes. L’adhésion de l’Allemagne à l’institution de Genève en 1926 n’a pas modifié leurs privilèges, ni la distinction entérinée en 1919 entre vainqueurs et vaincus, armés et désarmés, contrôleurs et contrôlés, créanciers et débiteurs, distinction renforcée par la menace des sanctions de la part des États garantissant la sécurité contre les États virtuellement agresseurs. En effet, le Reich - désarmé, contrôlé, tributaire, donc placé dans une situation de facto inégale - n’a pu utiliser ni les modalités d’intervention réservées aux puissances du Conseil (article 11) ni les modalités de révision pacifique de l’article 19 (rendues inapplicables par l’hostilité des tenants du statu quo, notamment la France). 

2) Continuation de l’Entente, la SDN est un instrument de légitimation du statu quo post-Versailles, affirme Carl Schmitt. 

L’article 10 du Pacte garantit l’intégrité territoriale et l’indépendance politique des États membres contre l’agression ou la menace d’agression ; il garantit essentiellement l’uti possidetis juris contre toute modification par la force armée, autrement dit, il abolit le droit de conquête, sans pour autant interdire toute révision (les changements sont possibles, ils doivent seulement ne pas être le résultat d’une conquête militaire ; inversement, la guerre reste possible, elle doit seulement ne pas être le moyen d’une modification territoriale). Apparemment, cet article ne contient donc pas une garantie pure et simple du statu quo, mais une protection contre toute modification par la force, protection qui semble bénéficier à une Allemagne désarmée - même si tombent sous la garantie de l’article les clauses territoriales des traités de 1919-1920. Le danger véritable pour le Reich ne réside pas dans l’exclusion des moyens militaires - l’Allemagne désarmée ne peut songer à les employer -, mais dans la légitimation du statu quo qu’entraîne l’adhésion du Reich à la SDN. En effet, l’admission et l’entrée dans la Ligue impliquent un postulat de normalité, de conformité au droit et de légitimité de l’uti possidetis de chacun des membres de l’ordre politico-juridique garanti par la Ligue. 

Plus la SDN voudra proscrire l’usage de la force, plus elle devra envisager de mettre au point des procédures de changement - et pas seulement de règlement - pacifique. Or, le droit international est de nature nettement statique : il est orienté vers le maintien de l’uti possidetis entériné juridiquement, non pas vers le peaceful change. Y a-t-il dans le Pacte des dispositions qui permettent une modification paisible de l’état des choses ? L’article 11 donne au Conseil de larges possibilités d’intervention, il ne permet pas de changer le statu quo ; il parle au contraire en faveur de la légitimité de ce statu quo puisque c’est celui qui tente de le modifier qui passe pour un "perturbateur". L’article 19 confère à l’Assemblée la faculté d’inviter les membres de la Société à procéder à un examen des traités devenus inapplicables ou dont le maintien mettrait la paix en péril ; la décision du Conseil et de l’Assemblée doit être unanime, se pose donc le problème de l’existence ou de l’absence du droit de veto de l’État concerné par la révision, celui-ci pouvant soit bloquer toute décision, soit, s’il ne trouve aucun appui au Conseil ou à l’Assemblée, se voir partiellement ou totalement annexé sous la forme de l’"invitation" de l’article 19 ; cet article joue, lui aussi, en faveur du statu quo, puisque c’est le tenant de la révision qui est considéré comme un fauteur de trouble, et puisqu’il exclut de la révision les traités déjà exécutés, d’où l’impossibilité de demander la modification des clauses territoriales pour cause d’inapplicabilité, dès lors que ces clauses sont par nature exécutées immédiatement, créant une situation irrévocable et définitive. 

3) La "juridicisation" croissante des procédures de règlement des conflits internationaux, avec la création de la CPJI et les projets visant à rendre la juridiction ou l’arbitrage obligatoires, va également dans le sens de la légitimation du statu quo. 

D’après les "juristes-pacifistes" Schucking et Wehberg, la Cour de justice ne doit pas seulement protéger le droit devenu positif - c’est-à-dire posé dans les traités -, elle doit aider le droit "juste" à percer, sans l’usage de la force. En admettant que les États souscrivent à la charge de compétence obligatoire, sur quel autre fondement que l’uti possidetis le juge, sans sortir de sa fonction judiciaire et même en statuant ex æquo et bono, pourrait-il rendre un verdict, demande Carl Schmitt ? L’uti possidetis est la base et la référence du droit international positif et du règlement des différends internationaux ; or, le statut politico-territorial de l’Europe, c’est celui qui a été fixé par les diktat de 1919-1920. Toute décision de justice a pour référence une situation préétablie et supposée normale ; la tendance à la "juridicisation" aboutit ainsi à ce que l’uti possidetis est considéré comme le fondement du droit : on ne se demande plus si le statu quo est juste, on en déduit qu’il est fondé en droit - parce qu’il est inscrit dans les traités - et qu’il est le fondement du droit. 

Le tribunal saisi d’un litige statue selon le droit positif en vigueur : c’est à un nouveau beati possidentes qu’aboutit le "règne du droit" (du juge) au plan international. L’uti possidetis juris bénéficie toujours à celui contre qui est réclamée une révision ; le possédant considère inévitablement la revendication d’une modification comme étant illégale et illégitime, car le "droit" est assimilé à la possession ; la conséquence est que celui qui veut changer les choses passe nécessairement pour l’agresseur. En l’absence de possibilité effective de peaceful change, le "règne du droit" (le transfert de la décision à une Cour internationale) n’est donc qu’une garantie de la légitimation du statu quo au bénéfice de l’impérialisme satisfait des puissances victorieuses. 

4) En l’absence d’un principe de légitimité respecté et de modalités de révision appliquées, le droit international ne marque que la tentative de pérenniser un statu quo fixé à tel ou tel moment, arbitrairement choisi, de l’histoire mondiale - en l’occurrence le 28 juin 1919. Mais pourquoi l’histoire devrait-elle s’arrêter ce jour là et pourquoi le rapport des forces établi devrait-il être du "droit" ? Dans un système normatif qui est au service de la garantie de l’uti possidetis, poursuit Carl Schmitt, les présomptions relatives à la définition de l’agression et à la détermination de l’agresseur, liées à la mise en œuvre des sanctions prévues à l’article 16 du pacte de la SDN puis fixées dans les conventions de Londres30, sont inévitablement dirigées contre celui qui veut modifier l’état des choses. 

Par conséquent, la création d’un système de prévention et de prohibition de la guerre s’avère une entreprise "pernicieuse", puisqu’en l’absence de modalités de peaceful change, l’interdiction de l’agression revient à un interdictum uti possidetis renforcé par l’institution de la sécurité collective. Celle-ci relève de l’idée de contraindre les États au maintien de la paix, au besoin par la force, c’est-à-dire par des sanctions internationales ; tenant à la fois de l’assistance mutuelle (obligatoire) et de la répression pénale - c’est pourquoi elle est liée à la criminalisation de la guerre en droit des gens -, elle propose une garantie de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique des États au moyen du principe de l’indivisibilité de la paix - la rupture de la paix en un endroit quelconque affecte l’ensemble de la communauté internationale - et du principe de la supériorité collective des forces du statu quo, c’est-à-dire tous les États contre l’agresseur. 

En tant que traité de sécurité collective (relayé par les autres "pactes collectifs" inspirés par la diplomatie française), le Covenant offre aux grandes puissances - qui décident s’il y a agression et qui est l’agresseur - à la fois une "super-garantie" de l’uti possidetis, ainsi que le droit de s’ingérer dans les litiges mettant en cause les autres États et la faculté d’obliger ces derniers à les suivre dans les propres conflits qu’elles mèneront. En outre, seule l’agression caractérisée, militaire, étant condamnée, à l’exclusion des moyens de pression et de coercition économiques ou à l’exclusion des pratiques d’ingérence et de subversion, qui permettent de menacer les États sans violer les frontières, la définition de l’agression liée à la mise en œuvre de l’action collective se tient au service de l’impérialisme économique (occidental) ou de la stratégie révolutionnaire (soviétique). 

B) Jusqu’en 1937, Carl Schmitt et la doctrine allemande s’opposent au système de Versailles en affirmant les principes de la souveraineté, de l’honneur et de l’égalité des États. Après cette date, la lutte contre la Ligue de Genève et contre l’introduction d’un concept discriminatoire de guerre par les puissances de l’Ouest, exige un autre type d’argumentation que l’ancienne théorie des "droits fondamentaux des États" ; elle implique de se placer sur un nouveau terrain, celui de la problématique du bellum justum, problématique que développera encore le juriste après - et contre - Nuremberg. 

En 1938-1939, il s’agit de répondre à ce à quoi le Reich semble confronté, c’est-à-dire aux tentatives occidentales de s’arroger, via la SDN, le monopole de la décision sur le droit ou le non-droit de la guerre, avec effet international obligatoire, et, par conséquent, de pouvoir discriminer les États qui sont dans leur tort et ceux qui sont dans leur droit. En effet, la doctrine31 de droit international élaborée à Genève, Paris, Londres ou Washington tend à substituer à l’ancien concept non discriminatoire de guerre du droit des gens européen classique (32), deux concepts opposés : l’action armée devient, du côté conforme au droit (du côté des Alliés), "légitime défense" ou "suppléance de la police", "action collective" ou "police internationale", et, du côté contraire au droit (du côté de l’Axe), "agression" ou "crime international". C’est une domination mondiale, universaliste et discriminatoire - que seule une guerre mondiale, universaliste et discriminatoire, pourrait réaliser - que les puissances occidentales revendiquent, selon Carl Schmitt, à travers la prétention de déterminer si telle guerre est licite ou illicite, si tel belligérant est dans son droit ou dans son tort, prétention qui exacerbe l’hostilité, et qui va à l’encontre aussi bien de l’égale souveraineté des États et du jus belli traditionnel que de l’égalité morale et juridique des belligérants. 

Le Tribunal de Nuremberg, comblant la lacune entre l’illégalité de la guerre d’agression, la responsabilité des États et la pénalisation individuelle des auteurs de la guerre, achèvera l’évolution universaliste et discriminatoire du droit des gens. Après le procès des dirigeants du IIIe Reich, il s’agira pour le juriste - en passant sous silence la guerre de conquête allemande et le judéocide - de disculper l’Allemagne, d’accuser les Alliés d’avoir déchaîné la "guerre totale" au nom de la "guerre juste", de dénoncer la mutation du droit des gens en même temps que le caractère non fondé en droit positif du TMI. 

1) Le droit international façonné par les intérêts des vainqueurs de 1918, lorsqu’il condamne l’agression, vise à réprimer les atteintes à l’intégrité territoriale et à l’indépendance politique des États : il ne recherche pas si ces atteintes se fondent sur un titre juridique, car c’est l’uti possidetis juris qu’il entend garantir. Lorsqu’il s’agit de désigner l’agresseur en vertu de l’article 16 du pacte de la SDN, le Conseil - c’est-à-dire le collège des grandes puissances qui décident - ne s’intéresse qu’à deux questions : y a-t-il état de guerre ? si oui, ce recours à la guerre a-t-il eu lieu contrairement aux articles 12, 13, 15 ou 17 relatifs aux procédures de règlement pacifique des différends ? Il s’abstient donc volontairement, souligne Carl Schmitt, de toute considération sur les causes de la guerre ou sur le bien fondé des revendications de l’"agresseur", pour ne s’attacher qu’à l’inobservation desdites procédures et à l’attaque militaire en premier, au franchissement des frontières. 

Le critère utilisé pour distinguer la guerre licite de la guerre illicite est donc purement formel, il évacue l’arrière-plan historique du conflit, c’est-à-dire ses causes globales, objectives et matérielles, bref, il ne se préoccupe pas de la causa belli, de son caractère juste ou injuste sur le fond. L’illégitimité de l’agression et de l’agresseur ne réside pas dans l’injustice de la cause, mais dans le "crime" de l’attaque militaire en premier, du franchissement en premier des frontières, bref, dans la violation de la paix - du statu quo - en tant que telle. Que la guerre soit juste ou injuste du point de vue du fond ou de la cause, en fonction d’un principe substantiel de légitimité, importe peu, l’essentiel est que tout recours à la force armée est illégal et réprimé, dans les conditions prévues par le droit en vigueur. L’intention implicite du juriste allemand est de montrer que la guerre "d’agression", au sens juridico-formel de l’attaque en premier, n’est pas nécessairement une guerre "injuste", au vrai sens politico-matériel de la cause sous-entendu : l’Allemagne n’aurait pas forcément livré une guerre "injuste" en 1939-1945. 

Enfin, identifier l’agresseur à celui qui attaque en premier peut être fallacieux : primo, l’attaque militaire peut constituer la seule réponse à des actes d’hostilité ou à des tentatives de coercition non-militaires ; secundo, exiger d’un État qu’il attende afin de ne pas attaquer le premier peut donner à son ennemi un grand avantage militaire ; tertio, la détermination de l’agresseur ne dépendant pas du fond de la question, il devient possible de pousser un adversaire de bonne foi à commettre un acte d’agression afin de déclencher contre lui la mise en œuvre de la sécurité collective, ou encore de procéder à une légitime défense simulée, c’est-à-dire provoquer avec préméditation l’attaque de l’adversaire pour pouvoir ensuite justifier l’usage de la force en invoquant la légitime défense.

2) La prohibition de l’agression, au fil des conventions internationales conclues de 1919 à 1933, était un moyen déguisé de garantir l’uti possidetis, répète Carl Schmitt après la guerre, car elle aboutissait immanquablement au résultat suivant : tout État qui prendrait les armes pour briser les chaînes de Versailles, de Saint-Germain, de Trianon ou de Sèvres, serait inéluctablement condamné même si sa cause était juste. Sans considération de la justice ou de l’injustice du statu quo, sans modalités efficaces de changement pacifique et en l’absence de règlement juridictionnel obligatoire des conflits - si tant est qu’ils soient susceptibles d’une décision judiciaire et que celle-ci ne se borne pas à consacrer l’uti possidetis -, la renonciation à la guerre revient à entériner le statu quo, fût-il injuste, et finit donc par rendre inévitable (sauf dissuasion militaire) l’usage de la force. 

Comment concilier les tenants du statu quo et ceux qui entendent réviser les traités ? Quelle justice peuvent espérer les vaincus ? Comment éviter que toute modification des choses ne s’opère par la force et par une "violation du droit" (assimilé à la possession) ? C’est pour remédier au hiatus entre le caractère statique (orienté vers la préservation de la paix) et le caractère dynamique du droit (orienté vers la réalisation d’un principe de justice), c’est-à-dire pour remédier à la "tension" entre l’exigence du maintien du statu quo entériné et l’exigence de sa modification, qu’a été mis en avant le thème du peaceful change durant l’entre-deux-guerres, mais les normes qui permettraient une révision restent à l’état rudimentaire (article 19 du pacte de la SDN, clause rebus sic stantibus, article 14 de la charte de l’ONU). 

L’état du droit international permet à un État de rejeter impunément les réclamations justifiées d’un autre État, à la simple condition que sa résistance illégitime - son abus de droit - ne se transforme pas en agression caractérisée et n’autorise donc pas un recours à la légitime défense ou à des sanctions collectives. L’interdiction de l’usage de la force ne s’accompagnant pas de procédures de révision pacifique ni de l’obligation du pourvoi devant une juridiction internationale en cas de litige, cette interdiction risque d’autant plus d’être violée qu’un État qui s’estime lésé a moins de possibilité d’arriver à un règlement amiable ; et s’il viole ladite interdiction, tous les autres États auront l’obligation de sanctionner un État qui aura vu dans les armes sa dernière chance d’obtenir satisfaction ! Lorsqu’un État détenant un titre légitime ne peut contraindre son adversaire à une modification pacifique ou à un règlement juridictionnel, c’est conduire à un véritable déni de justice, au profit du possédant, que de l’obliger en toute hypothèse à exclure l’usage de la force pour défendre son bon droit. 

3) Le tournant révolutionnaire du droit des gens de 1919 à 1946 a pour conséquence la criminalisation de l’ennemi, phénomène (démenti, sinon de facto au moins de jure par l’autonomie réaffirmée du jus in bello après 1949) sur lequel le juriste allemand insiste particulièrement, avec l’arrière-pensée de mettre en accusation les Alliés. La guerre devenant une "opération de police", l’adversaire (l’Allemagne) n’est plus un ennemi reconnu sur un même plan moral et juridique, mais un criminel. L’intention politique de cette disqualification est de justifier le recours à un usage extrême de la force contre cet adversaire - le juste peut employer tous les moyens contre l’injuste, telle est la relation spécifique entre la guerre juste et la guerre totale - et d’exiger de lui une capitulation inconditionnelle qui le mette à la merci de ses vainqueurs en l’interdisant de participer aux conférences de paix - on ne négocie pas avec un criminel, on l’exécute, si bien que le diktat, accompagné d’un régime de sanctions, devient l’expression même du nouveau droit, selon Georges Scelle (33)

Le point de vue schmittien jus contra bellum aboutit à une négation virtuelle du jus in bello (conceptuellement subordonné au jus ad bellum) (34), puisqu’il s’agit de punir un agresseur-coupable en lui livrant une guerre sans merci jusqu’à la reddition sans condition, d’où la montée aux extrêmes du conflit rendu inexpiable par la non-reconnaissance des belligérants. L’idéologie humanitaire ne constitue pas seulement le discours légitimant de l’impérialisme occidental, elle a un dédoublement discriminatoire qui a pour résultat l’anéantissement des ennemis - criminalisés - de cette idéologie (35). Conséquence paradoxale de l’interdiction de la guerre au nom des idéaux de l’universalisme et du pacifisme : ils intensifient et internationalisent les conflits (menés contre l’agresseur au nom de la paix, de la civilisation ou du droit) au lieu de les désamorcer et de les circonscrire. 

Cette évolution du sens de la guerre vers l’hostilité absolue s’effectue parallèlement à l’accroissement des moyens de destruction et à la globalisation du theatrum belli. Seule la disqualification morale et juridique de l’ennemi permet de légitimer l’application d’une violence aussi radicale que, par exemple, les bombardements aériens (a fortiori atomiques) sur les villes : la transformation de la belligérance en "opération de police internationale" contre des "criminels" justifie les méthodes (anglo-saxonnes) de la police bombing (36)

4) Autre conséquence tendancielle de la mutation du droit des gens selon Carl Schmitt : la "guerre civile internationale". La criminalisation de la guerre conduit à disloquer l’unité de l’État en une population ("innocente", même si elle subit la guerre totale) et un gouvernement ("coupable", dont les membres devront être poursuivis, avec les chefs militaires et les hauts fonctionnaires, devant une Cour de justice internationale), de manière que la première se désolidarise du second. Au fur et à mesure qu’une guerre se donne comme une "opération de police" contre une violation du droit et de la paix, elle se fait passer pour une "action pénale" dirigée non pas contre le peuple, mais, de façon révolutionnaire, contre le gouvernement de l’État. Ce type de guerre idéologique, métamorphosant la guerre interétatique en guerre civile internationale, transforme le conflit politique en exécution pénale contre des hors la loi (37).   David CUMIN  

Source du texte : STRATISC.ORG

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29. Cour permanente de justice internationale. 

30. Le texte, inspiré par la délégation soviétique conduite par Litvinoff, qui est passé dans l’Acte pour la définition de l’agression adopté les 3, 4 et 5 juillet 1933 à Londres, a été repris et précisé dans la résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations unies du 14 décembre 1974. 

31. Jusqu’en 1939, l’évolution vers un concept discriminatoire de guerre est plus une évolution "doctrinale" que "positive", d’où la difficulté de fonder le Tribunal militaire international (de Nuremberg) au regard du principe nullum crimen, nulla poena sine lege

32. Ce concept signifie deux choses : primo, chaque État souverain, détenteur du jus belli ac pacis (du droit de faire la guerre ou de rester neutre) décide de la licéité ou de l’illicéité de la guerre (égalité des droits en matière de jus ad bellum) ; secundo, les ennemis, c’est-à-dire les États belligérants, se reconnaissent de part et d’autre sur un même plan moral et juridique (concept de guerre "entre ennemis également justes", inter hostes aequaliter justi à la base de l’égalité des droits en matière de jus in bello). 

33. L’éminent juriste français est l’un de ceux qui poussent au plus loin la logique normative de la criminalisation de la guerre en droit international, du jus ad bellum au jus in bello ; aussi est-il l’un des principaux adversaires de Carl Schmitt ; cf. notamment son Précis de droit des gens. Principes et systématique, Paris, Sirey, 2 vol., 1933-1934, et "Quelques réflexions sur l’abolition de la compétence de guerre", Revue générale de droit international public, 1954, pp. 5-22... 

34. Le jus in bello, c’est-à-dire la réglementation de la conduite de la guerre, et donc sa limitation au moyen des distinctions entre civils et militaires, neutres et belligérants, ennemis et criminels, tire sa justification et dépend de la reconnaissance mutuelle par les belligérants de leur égalité morale et juridique et de leur égal jus ad bellum, car si chaque partie affirme détenir seule une juste cause à l’exclusion de l’autre, elle aura tendance à s’arroger tous les droits et prétendra que son ennemi n’en a aucun, en dépit du principe réitéré de l’autonomie du jus in bello

35. Comme l’écrit Carl Schmitt, "le fait de s’attribuer ce nom d’humanité, de l’invoquer et de le monopoliser, ne saurait que manifester une prétention effrayante à refuser à l’ennemi sa qualité d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité" (La notion de politique, ibid., pp. 98-99 ; cf. aussi p. 77, et Théorie du partisan, op. cit., p. 326). 

36. Carl Schmitt a examiné et dénoncé la guerre aérienne anglo-américaine que l’Allemagne a subi (El nomos de la tierra...., pp. 25, 418-428) ainsi que la logique de l’arme nucléaire (Théorie du partisan, ibid., pp. 309-310). 

37. Cf. "Das neue Vae Neutris" (1938) in PuB, ibid., pp. 251-254 ; "Völkerrechtliche Neutralität und völkische Totalität" (1938) in ibid., pp. 255-260 ; Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, Terre et mer, Paris, Labyrinthe, 1985, pp. 28-52 ; "Neutralité et neutralisations", in Du politique..., ibid., pp. 115-120 (trad. de "Neutralität und Neutralisierungen", 1939, El nomos de la tierra..., ibid., pp. 130-132, 174-196, 353-363 et 426-428.