En mer, d'après Maupassant

Publié le 17 mars 2012 par Dubruel

À l’avant du chalutier, Javel cadet

Dirigeait la descente du filet

Quand un fort rouleau

Inclina le bateau.

Son bras se trouva saisi

Par la corde entre la poulie

Et le bord où elle glissait.

Il fit un effort désespéré,

Tâchant de l’autre main de le retirer

Mais le chalut trainait déjà

Et le câble roidi ne céda pas.

L’homme crispé par la douleur appela.

Son frère se précipita.

-Faut couper, dit l’un des matelots.

Il tira de sa poche un large couteau

Qui pouvait sauver

Le bras de Javel cadet.

Mais couper, c’était perdre le filet.

Il valait beaucoup d’argent,

Quinze cents francs !

C’est Javel aîné qui l’avait payé

Et il tenait à son argent.

Ce dernier cria, le cœur torturé :

-J’vas lofer.

Faut mouiller l’ancre, attends.

Javel cadet s’était laissé tomber,

Les yeux hagards, les dents serrées.

L’ancre fut mouillée.

Toute la chaîne filée,

L’équipage se mit à détendre le filin ;

On dégagea le bras ensanglanté du marin.

Javel le prit et murmura :

-Foutu !

De son autre main, il le secoua.

Les os étaient rompus.

Sur le pont du bateau,

Le sang jaillissait à flots.

Un des hommes cria :

-Faut nouer la veine. I’ va se vider.

Avec une ficelle goudronnée

Il lui fit un garrot

Et mit près de lui un seau

Rempli d’eau de mer.

Seuls des muscles retenaient ce morceau de chair.

Javel mouilla sans cesse la mutilation

Pour empêcher l’infection.

Il appela son frère vers le soir,

Pour lui montrer des traces noires.

-Ton couteau, donnes-le moi.

Tiens-moi le bras tout droit.

Il se mit à couper doucement

Puis examina

Longuement

Son bras.

Il le tâta, le retourna,

Le flaira.

-Faut j’ter ça à la mer à c’t’heure

Dit Javel ainé au découpeur.

Mais javel cadet se fâcha :

-Ah ! mais non, j’veux pas.

C’est à moi. J’veux pas

Pis que c’est mon bras.

J’pourrions t’y pas l’mettre dans le sel ?

-Ça c’est vrai, déclara l’autre Javel.

Dans un baril de saumure on déposa le bras.

Puis on y replaça un à un les poissons.

Un des matelots

Se croyant rigolo

S’écriait :

-Pourvu que je l’vendions

Point à la criée !

Tout le monde rit, hormis les deux frères.

Après deux jours de mer,

On finit par rentrer au port.

Le médecin vint faire le pansement à bord.

Javel saisit son membre dans la saumure,

Et fit venir le menuisier qui prit mesure

Pour un petit cercueil.

Les deux frères conduisirent le deuil.

Quand il parlait plus tard de son accident,

Javel confiait nonchalamment :

-Si le frère avait voulu couper l’filin,

Bah !

J’aurais encore mon bras.

Mais il était regardant à son bien.

Venceslas, dit ÉOLE

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Si tu vas en guerre, prie une fois ; si tu vas en mer, prie deux fois.

Proverbe polonais

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