Si vous me croisiez dans la rue, vous ne me prêteriez pas même une minute d’attention. Rien ne me distingue à priori du yuppie ordinaire, le jeune cadre dynamique qui s’en va de bonne heure et de bonne humeur contribuer à la bonne marche du monde de l’entreprise, ce monde abstrait fait de règles supranaturelles qui ne vise qu’au bonheur de l’humanité après comptabilité analytique du bilan consolidé.
Pourtant, je ne suis pas vraiment n’importe qui. Je suis un superhéros. Oh, pas un de ces petits joueurs de chez Marvel qui vont la cape sur les épaules et le slip bien serré autour du supergénitoire, volant au secours de la veuve républicaine et de l’orphelin reaganiste. Pas besoin d’une couverture et d’une double-vie de journaliste au Daily Planet, encore que j’ai fait défaillir plus d’une Lois Lane et que j’ai mes entrées partout, de l’Huma au Figaro, sans avoir de carte de presse. Oui, je suis un superhéros. Je suis, roulement de tambours et musique anxiogène, je suis, je suis Enquète-d’Opinion-Man!!!
La pérennité et l’avenir du monde libre n’ont pas toujours reposé sur mes épaules. Avant, j’enquêtais pour le compte de bourgeois qui avaient une camelote quelconque à vendre, je faisais ce que l’on appelle de la réclame, de la publicité ou des études de marché. Avec une rigueur scientifique proche de celle d’Elisabeth Tessier, je téléphonais à une liste de quidams présentant des caractéristiques préétablies par mon client, pour leur démontrer qu’ils devaient absolument se porter acquéreurs de sa ferraille, car ce n’est pas le besoin qui crée l’impulsion consommatrice, mais exactement l’inverse. Mon premier super-pouvoir, c’est la force de conviction.
Mais je ne me suis aperçu de mon incroyable potentiel qu’à l’orée des années 80. Profitions-en pour évacuer un cliché qui court sur les agences de publicité: on a longtemps prétendu qu’elles abritaient plus de cocaïne que la Colombie. Ce n’est que partiellement vrai. La vraie drogue, c’est la publicité. Il n’est qu’à voir le statut de feu « Culture Pub », la mère des oxymores, pour voir comme tout le monde est atteint. Des petits comiques comme Ardisson, Delanoé, ou Beigbeder ont craché dans la soupe pour réorienter leurs carrières, mais ils n’en ont jamais oublié la recette. D’ailleurs le dernier cité est assez fier de servir de porte-étendard à une marque de binocles. Trêve de digressions: dans les années 80, la politique comprend enfin que le Président de la République est un produit d’appel comme les autres et fait appel à Jacques Séguéla, mon maître Yoda, pour transformer un notable du siècle précédent en promesse d’avenir.
Ce fut le big-bang, l’explosion primordiale qui me fit connaître à moi-même. A l’aide de mon autre super-pouvoir, la statistique, j’ai changé pour toujours la façon de faire de la politique. A la corbeille les idées et les programmes, tout est désormais question de positionnement, de moulage de l’opinion pour lui faire comprendre qu’elle a un besoin vital d’un produit fondamentalement inutile. Une fois l’opinion acquise à l’idée qu’avoir et être ne sont que des auxiliaires interchangeables (ce qui se prouve dans moultes conversations courantes), il faut la sonder et lui donner l’impression qu’elle a choisi librement.
Bien sûr comme tous les superhéros, je suis faillible. En 2002, je savais que Jean-Marie Le Pen serait vraisemblablement au deuxième tour, mais je n’ai rien dit, car sous mon costume trois-pièces et malgré mon omnipotence, il reste quelque chose d’humain trop humain, comme les sondés qui déjouent parfois mes prévisions. En 2007, je me doutais que le public ne serait pas réceptif à Ségolène Royal, tant le concurrent captait l’espace publicitaire, d’autant plus que la mode était déjà aux produits de poche comme les appareils photo numériques, les téléphones et les baladeurs (sauf pour les écouteurs: l’Ipod ne doit pas excéder la taille d’un timbre-poste, mais les écouteurs se doivent d’être le plus gros possible, comme si vous étiez en studio d’enregistrement). Et comme tous les superhéros, j’ai ma kryptonite. La mienne, c’est le fric.
Quoique mes employés utilisent peu ou prou la même méthode pour estimer la part des candidats dans l’électorat, il peut arriver qu’ils en viennent à des conclusions légèrement différentes, voire passablement contradictoires. Tout dépend du commanditaire de l’enquête. Si Etienne Mougeotte, le patron du Figaro, me commande une enquête sur l’impact du meeting de Villepinte, il recevra évidemment un papier plus favorable que si Nicolas Demorand de Libération me demande la même chose. Car les commanditaires sont aussi des clients, et même en république le client doit pouvoir choisir son roi et le sentir aimé pour se sentir soi-même légitime. Et il s’agit aussi de ne pas insulter l’avenir, dans un monde où la presse mourrait instantanément sans annonceurs. D’ailleurs, grâce à moi, on n’a même plus besoin de journalistes, puisque je paie grassement des analystes pour aller commenter eux-même dans les médias les résultats de leurs études, au mépris de toute méthodologie scientifique.
Et quand bien même je me tromperais d’un ou de dix points sur le résultat final, la meilleure partie du boulot restera toujours le formatage de l’opinion, et le politique me mangera toujours dans la main pour cette simple raison. Je ne suis pas seul dans ma mission salvatrice. Avec mon ami, le chevalier de l’ombre, Super-Economiste, nous veillerons à défendre les valeurs du monde libre, même contre son gré. D’ailleurs, son gré, c’est nous.
Je suis un superhéros. Je suis Enquête-d’Opinion-Man, et mon nom je le signe de la pointe de mon stylo par un grand « % ».