En travaillant avec le Conseil de l’Europe, j’ai appris à considérer l’histoire
d’un point de vue multiculturel et en tenant compte des différentes manières dont les pays européens avaient interprété leurs histoires croisées, ce que les anglophones nomment «multiperspectivity» et aussi bien entendu en intégrant en permanence ce que recouvre la notion d’historiographie comparative. C’est un apprentissage que j’ai
toujours tenté de mettre en œuvre et de faire mettre en œuvre dans le domaine de l’interprétation européenne des itinéraires
culturels.
Quelle est la question ?
Dans l’article passionnant préparé par Robert Stradling sur la
multiperspectivité à l’usage des enseignants on peut lire cette remarque / définition:
«Learning to think historically has also meant learning that historians and others seeking to reconstruct the past, including museum curators, film makers,
television producers and journalists, will be constrained by the range of sources they can access, will interpret and use the same evidence in different ways and will select and put emphasis on
different aspects of the evidence. In other words, that most, if not all, historical phenomena can be interpreted and reconstructed from a variety of perspectives, reflecting the limitations of
the evidence, the subjective interests of those who are interpreting and reconstructing it, and the shifting cultural influences which determine to some degree what each new generation regards as
significant in the past.”
Cela s’applique à mes yeux parfaitement à tous les textes qui sont produits
dans la continuité d’un itinéraire culturel européen où chaque entité constitue une étape de l’histoire qui est racontée par épisodes. Ceci, pour ne prendre que deux exemples : depuis le
point de départ de migrants jusqu’à leur lieu d’arrivée et d’installation ou bien encore dans la chaîne qui conduit le mineur de fer à transmettre le matériau qu’il extrait à celui qui forge et
qui conduit celui qui a fait ainsi jouer l’air, l’eau, le feu et le métal, à celui qui va faire du lingot une ornementation inspirée. On peut multiplier les exemples.
En relisant attentivement l’ensemble du
texte de Stradling qui a été présenté lors d’une réunion de la Présidence slovène du Conseil de l’Europe en 2009, je me délecte de cette remarque pleine de finesse à propos de la
méthodologie contemporaine employée avec une grande majorité d’étudiants : “As one researcher has observed, there is a real risk with the “new
history approach” that the students are being taught how to obtain information to answer questions that they have not yet considered or learned to ask.”
Je ne peux que penser à la fameuse phrase de Woody Allen: “La réponse est oui, mais quelle est la question?”
Archives nationales
Maison de l'Histoire
C’est un peu la remarque que je me suis faite en 2008 en lisant
le rapport d’Hervé Lemoine qui devait conduire à la création d’une Maison de l’Histoire souhaitée par le Président de la République française et son installation aux Invalides, comme lieu
d’exemplarité, d’interprétation et de recherche. Même si depuis ce rapport, l’idée de l’Hôtel des Invalides a été abandonnée au profit (je ne sais pas si le terme est bien choisi) des bâtiments
des Archives au Marais,ceci au grand dam des personnels, les fondements sont là et il n’y a aucune
raison de jeter ce rapport simplement parce qu’il présuppose la nécessité d’une réappropriation nécessaire de l’histoire nationale.
L’idée est évidemment choquante si on mesure la mise en avant de cette urgence
au manque d’outils historiques transfrontaliers ou transnationaux réellement pratiques, donnés aux Européens pour comprendre leur destin commun. Mais paradoxalement, une des questions posées par
le rapport est celui de la séparation entre le rôle des historiens et celui des politiques, comme on parle de la séparation des pouvoirs dans les sociétés de droit.
Et de fait, dès l’introduction on plonge dans deux problématiques qui sont
restées prégnantes jusque ces derniers jours à propos de la Loi sur la négation du Génocide : le recul de l’histoire devant le primat de la mémoire et d’autre part, la question des lois
mémorielles. Les paragraphes sont un peu longs, mais méritent d’être cités intégralement. Leur mise en perspective m’apparaissait parfaitement nécessaire avant d’aborder la présentation de la
première exposition, en quelque sorte la préfiguration de la démarche de la Maison de l’Histoire si jamais elle se développe à long terme comme une entité autonome. Je cite Hervé
Lemoine :
«Le déni de l’histoire de France en
est arrivé à un tel point que les autorités françaises ont préféré s’associer aux célébrations anglaises de Trafalgar plutôt que de commémorer, en 2005, Austerlitz, faisant dire au grand
historien Jean-Pierre Rioux que la «France perdait la mémoire, comme on perd la boule, la main ou le nord !». Les exemples seraient nombreux pour montrer que la mémoire, voire « les mémoires »,
semblent, en effet, avoir gagné leur «revendication contre l’histoire» et que la formule jadis célèbre de Péguy qui faisait de l’histoire «la mémoire
de l’humanité» se trouve aujourd’hui inversée, la mémoire tenant lieu d’histoire et, au besoin, la récusant. Cette récusation de l’histoire prend diverses formes, souvent, comme l’enfer, pavées
de bonnes et de morales intentions. Ainsi, la multiplication des manifestations commémoratives, des célébrations, non plus nationales mais identitaires, la prolifération des fondations, des
associations, des centres et des cités chargés de faire la promotion de la revendication mémorielle d’un groupe social, d’une communauté d’origine ou de destin, semblent avoir définitivement
rendu impossible et même illégitime toute référence à une histoire de la nation, à sa déontologie, à sa pratique et à son sens. Les politiques et le Parlement se sont laissés prendre en otage par
ce « régime mémoriel », que l’on serait tenté de qualifier de despotique. Ils ont rendu pénalement possible cette récusation de l’histoire en promulguant des lois qualifiées, elles aussi, de
mémorielles. C’est ainsi que, pour la première fois, a été poursuivi au pénal un historien dont les travaux de recherche ne corroboraient pas « le discours de mémoire » d’un collectif de «
citoyens vigilants » ; seule la mobilisation de ses pairs lui a permis d’échapper à la sanction des juges.»
L’auteur mobilise également dans son sens l’historien Max Galllo, citant
lui-même Fernand Braudel qui considère que «l’âme de la France» est la problématique centrale de notre histoire. Elle est, écrit-il, «un résidu, un
amalgame, des additions, des mélanges, un processus, un combat contre soi-même destiné à se perpétuer. S’il s’interrompait, tout s’écroulerait. C’est la question qui est posée en ce début du XXIe
siècle à la Nation : voulons-nous nous perpétuer ?»
Pierre Nora, contacté pour conduire tout ou partie de l’exploration des
fondements théoriques et scientifiques de cette Maison, est intervenu avec son esprit incisif et le sens des nuances auquel il nous a habitué, d’autant plus qu’il est le père du concept de
« Lieu de Mémoire ». Il l’a fait dans l’ouvrage « Historien public » que nous avons déjà évoqué en y reproduisant une
Lettre ouverte à Frédéric Mitterrand en date du 18 novembre 2010. Nous y reviendrons. Ce simple extrait, toutefois : «Toutes les facettes de
notre histoire, dites-vous, avec ses ombres et ses lumières, ses grands noms et ses inconnus, ses passages obligés et ses chemins de traverses. » Croyez-vous que ce tout et rien suffise à faire
un point de vue, une orientation ? La France dans l’Europe, la Méditerranée, l’Atlantique pour faire moderne ? Un peu de Louis XIV et beaucoup de traite négrière ? Un peu de Napoléon et beaucoup
d’ Haïti ? Un peu de République et beaucoup de colonies ? Un peu de paysans catholiques et beaucoup d’immigrants musulmans ? Tout cela pour faire d’excellents Français avec mise en ligne et
réseau généralisé ? Et s’il s’agit simplement d’une entreprise fédératrice des institutions existantes, alors pourquoi pareille mobilisation ? »
Mais il me semble qu’un article de Laurent Gervereau publié dans Le Monde du 27
octobre 2010, résume également très bien le nœud critique : « Nos identités sont toutes imbriquées, faites d'appartenances locales, nationales,
internationales, de goûts et de convictions, d'attachements personnels. Elles correspondent à une histoire qui n'est pas seulement globale mais est une histoire stratifiée du local au global.
Pour bien comprendre ce qui forge notre vivre en commun, il faut donc construire des repères sur une histoire-territoire, partant de la préhistoire jusqu'à notre réalité d'aujourd'hui. Elle
conduit chacune et chacun à connaître l'évolution locale dans la longue durée (Limoges), au sein d'une histoire plus large (la construction et l'évolution de la France), avec toutes les
incidences d'échanges et d'affrontements continentaux (l'Europe) dans le cadre d'une histoire globale (en plus dans un pays à l'histoire coloniale forte et dont le territoire excède aujourd'hui
l'Europe). Chacune de ces strates est essentielle en permettant de disposer d'une vision complète, seule apte à se situer dans le monde aujourd'hui, en privilégiant comme outil et connaissance
l'histoire du visuel : fort, palpitant, instructif.»
Indigènes. Film de Rachid Bouchareb
Quelles leçons pour l'histoire?
Les débats sont restés toutefois dans des proportions mesurées et dans des cercles scientifiques restreints et on ne peut que s’en féliciter. Mais ils touchent pourtant bien à la parole
narrative, ou pour mieux dire à la médiatisation des patrimoines. S’agit-il de mettre en perspective contradictoire les histoires nationales, d’identifier les épisodes glorieux de l’histoire
d’une nation en opposition aux autres, ou encore de dresser des murs identitaires à partir de l’idée de frontières ? Ce type de question ne pouvait que se poser, en raison par ailleurs de
l’enquête nationale sur l’identité française qui a été menée et de l’accumulation d’un certain nombre de discours protecteurs concernant la question du contrôle de l’entrée et de la circulation
des immigrés au sein de l’Union Européenne. Tout est lié en ce qui concerne la manière dont le statut et la place de l’autre, de l’étranger est prise en considération.
Les immigrés ont-ils affaire directement avec l’histoire celte de la France pour y trouver des ancêtres ? Les résidents européens séjournant en
France ont-ils à se voir décerner leur titre de séjour à partir d’une leçon sur le pré-carré de Vauban ? Comment va-t-on mettre en perspective l’histoire récente des quartiers dits chinois
de Paris et le quartier de la Goutte d’Or, ou encore à partir de la place des harkis et de la participation des soldats venus des anciennes colonies françaises aux deux Guerres Mondiales, au sein
de l’armée nationale ?
Exposition La France en relief.
Le public cherche les fortifications sur la carte de l'IGN
Work in
progress
La poursuite du travail peut bien entendu seule nous donner la réponse. En ce début d’année, les fondations de la Maison de l’Histoire de France ont été
posées par Décret du 1er janvier. Maryvonne de Saint Pulgent en a été nommée directrice une semaine à peine après que le Ministre français de la Culture ait mis en place le Comité Scientifique le 12
janvier. La Directrice avoue au journal Le Monde : «C'est le quatrième (établissement public) que je préside, après la Caisse nationale des
monuments historiques et des sites (actuel Centre des monuments nationaux), l'Opéra-Comique et l'Institut géographique national. Je ne suis pas historienne, je n'ai pas sollicité le poste, je
n'ai ni feuille de route ni ordre de mission, j'ai vu le ministre très rapidement", confie-t-elle, regrettant "le débat malheureux sur l'identité nationale qui a pollué la discussion. Le projet
s'en démarque très nettement. J'arrive dans un esprit de collaboration. On devrait pouvoir trouver une position commune et réconcilier la communauté des historiens ».
Une première exposition de grande ampleur sur «La
France en relief : Chefs-d'œuvre de la collection des plans reliefs de Louis XIV à Napoléon III» s’est déroulée de mi-janvier à
mi-février.
Elle a eu un grand succès. Ce sera l’objet d’un prochain post.
Bodo von
Borries. “Multiperspectivity” – Utopian Pretensions or Feasible Fundament of Historical Learning in Europe? in Joke van der Leeuw-Roord (ed.), History for Today and Tomorrow: What does Europe mean for School History? Hamburg, Körber Stiftung. 2001.
Jean-Pierre
Rioux. La France perd la mémoire, Paris, Perrin, 2006.
Max
Gallo. L’Âme de la France, Paris, Fayard, 2007
Robert
Stradling. Multiperspectivity in history teaching: a guide for teachers. Document du Conseil de l’Europe, 2009.
Pierre
Nora. Historien public. Gallimard. 2011.