En particulier, pourquoi obéissons-nous aux injonctions qui vont contre notre conscience ?
On répondra que ce ne sont-là que de petites dissonances dont chacun s'arrange avant de l'oublier devant un rayon de supermarché. Peut-être que nous obéissons seulement dans les cas où notre obéissance n'entraînera pas de grandes souffrances.
Ou peut-être pas. Milgram, dans sa célèbre expérience réalisée en 1963, a démontré qu'environs les trois-quarts des humains, placés dans les circonstances adéquates, obéissent à l'injonction de torturer et de tuer un inconnu qui ne leur a rien fait, et cela sans crainte d'une punition, ni espoir d'une récompense. Juste obéir pour ne pas désobéir.
Dans tous les groupes étudiés selon ce protocole, entre 6 et 15% des individus prétendent, après-coup, qu'ils savaient que cela n'était pas réel. Un subterfuge pour échapper au poids des responsabilités. Dans la version de France Télévision, intitulée Le Jeu de la mort, ces individus mentent quand ils disent qu'il n'y ont pas cru. Car, s'ils n'y avaient pas cru, ils n'auraient pas essayé de tricher - en soulignant les bonnes réponses à l'intention de "l'étudiant". Je remarque ces mêmes réactions chez les élèves à qui je montre ce document (en plus des rires pour évacuer la tension, ou des bavardages lancés par-dessus les cris de "l'étudiant" comme autres subterfuges).
Or, en voyant cela, je ne puis m’empêcher de faire le rapprochement avec les non-dualismes - comme le Vedânta de Shamkara - qui affirment que la non-dualité présuppose que rien n'est réel. Rien n'arrive, absolument rien ne se passe, en dépit des apparences du contraire. Du coup, il n'y a pas de libre-arbitre, pas de responsabilité, pas de souffrance infligée à soi ou à autrui.
Combien de fois ai-je entendu ces arguments pour justifier un acte bas, égoïste ou immature, quand je vivais à Lucknow ! Cette ville où vécut Papaji - aka Poonjaji, l'homme à l'origine de la vogue actuelle de la non-dualité - fût un laboratoire fascinant de ce genre de non-dualisme. Les gens étaient "éveillés" au satsang du matin, en pleine séparation l'après-midi, et suicidaires le soir.J'ai vu des gens passer de l'euphorie à la dépression en quelques minutes. Nirvana en entrée, samsara au dessert.
A mon sens, l'idée que "rien ne se passe" est le plus souvent une forme de fuite. Affirmer que le libre-arbitre n'existe pas - ce qui revient à affirmer qu'il n'y a pas de conscience ! - est une manière de soulager sa conscience... morale.
De plus, c'est un outil puissant pour rendre les gens dociles. Une personne qui croit ou veut croire que rien n'est réel obéira plus sûrement qu'une autre qui croit à la réalité des conséquences de ses actes. J'en veux pour preuve l'obéissance de certains adeptes du zen à l'époque du Japon impérialiste. Imaginons une société d'éveillés de cette eau : ne serait-ce pas le parfait système totalitaire ? Pas de mémoire, pas d'histoires, pas de concepts, pas de doutes, pas de personnes, pas de fantaisies. La sécurité ultime. Mais à quel prix ?
Bien sûr, ce ne sont là que des croyances. Rien à voir avec l'expérience de la non-dualité, vivante, vive et vivifiante. Mais comme c'est un travers qui coure en liberté ces temps-ci, j'ai cru bon d'en dire un mot.