Hommage à une grande dame, ou plutôt, à une grande demoiselle, humble,
rieuse, dynamique, énergique, volontaire et tendre. Elle vient de s’éteindre. Je rallume sa mémoire. « Celui qui n’aime pas reste dans la
mort. » (saint Jean).
Samedi, j’ai enterré la Miss. Ma Miss. Enfin, non, notre Miss,
je n’étais pas seul. Nous étions plus d’un millier dans sa vie. Dans la vie, si je suis aussi bavard, je le dois un peu à elle. Elle a été l’alpha de mon apprentissage. Elle fut mon institutrice
du cours préparatoire et de la première année du cours élémentaire. C’est elle qui reçut bien plus tard le premier exemplaire de ma thèse, comme un terminal pour bons et loyaux services.
Sans toi, j’aurais pu être un retardé social peut-être, ou un exclu en tout cas. Tu as su me faire rattraper
en trois mois un retard de langage inexplicable par les lois de la médecine. Trois mois en collaboration serrée avec les parents, chaque soir, pour relever le défi. Pari gagné dès Noël. Tu as
résisté contre les diktats des circulaires ministérielles. Au péril de ta propre carrière, tu as rejeté les méthodes qu’on voulai t’imposer pour appliquer une pédagogie plus adaptée.
Grâce à toi, j’ai appris à lire avec un très vieux bouquin, avec "Le Tour de France par deux enfants". Ce
livre a été passion pour moi, les hauts-fourneaux lorrains, le ver à soie lyonnais, les valeurs morales, Ambroise Paré etc. Il a été le germe de ma culture générale et de ma curiosité. J’ai
appris bien plus tard que ce livre n’était plus utilisé dans l’enseignement depuis 1923, et tu avais bien fait de persévérer malgré son côté désuet.
Mais pour moi, tu as été plus que tout cela. Plus que cette fée faisant des miracles. Car tu étais exigeante.
Tu voulais la discipline. Tu ne supportais ni paresse ni dissipation. Tu savais te faire obéir. Pour un peu, je dirais que tu étais paternaliste, mais peut-on être paternaliste quand on est une
femme ? Pas d’exigence sans cœur. Une exigence faite de tendresse, d’affection et, disons-le, d’amour : « Tu es un bon
coco ! ».
Tu n’as pas été pour moi, comme pour d’autres, une seconde mère. Non, pas de seconde mère. Je n’ai senti
aucun sentiment de genre maternalisant auprès de moi. Non, à bien y réfléchir, tu as été ma première autorité extrafamiliale. C’est peut-être aussi cela qui a compté. Une sorte de mélange de
dirigisme et d’encouragement, de tendresse et de perspicacité.
Alors, comment comprendre qu’au début de mes études, à la fin de mon adolescence, j’ai ressenti le besoin de
revenir te voir régulièrement, prendre de tes nouvelles ? Je crois simplement que c’était par gratitude. Une gratitude infinie. Celle très rare des élèves auprès de leurs formateurs, de
leurs enseignants, de leurs professeurs. Pourtant, il est clair que certains d’entre eux ont eu une part décisive dans l’évolution d’une existence.
La Miss, tu fais partie de ces personnes décisives. J’en avais pris conscience rapidement et j’ai su, ou
plutôt, j’ai eu le courage, car quand on sort de l’adolescence, on peut avoir cette timidité à renouer avec le passé, de venir te revoir.
Je n’étais pas trop inquiet de ton accueil. Tu étais contente. Tu étais désormais à la retraite mais tu
travaillais encore, tu aidais encore beaucoup d’enfants, parfois handicapés. Tu as aidé jusqu’à l’âge de 88 ans, c’est dire si l’enseignement, la pédagogie, c’était ta passion.
Même éloigné de la ville où tu habitais, où nous habitions, je suis venu te voir. Pas bien souvent, à peine
deux ou trois fois par an, parfois une fois, parfois plus d’une année s’était écoulée entre deux visites. Je savais que tu n’aimais pas trop le principe des visites à l’improviste (à ta place, je
réagirais pareil) mais c’était ma seule manière de te voir. Je navigue à vue, difficile de prévoir à plusieurs centaines de kilomètres.
Mes visites étaient comme mes lectures, toujours par effraction, toujours sur un coup de tête. Je me souviens
de ce Noël 2005 par exemple. Rapide aller-retour pour le jour de Noël. Je voulais repartir vite le lendemain. Mais je n’ai pas pu quitter l’agglomération : les chutes de neige étaient
abondantes. J’ai dû y renoncer. En revenant au point de départ, parce que j’avais un peu de temps devant moi avant de retenter la route, la première idée qu’il m’était venu à l’esprit, c’est
d’aller te voir. Du négatif météorologique est devenu du positif humain.
L’été dernier, tu étais contente d’avoir un homme à la maison, un homme qui venait tous les jours t’aider
pour les tâches ménagères. Il t’avait vite compris. Il t’avait même offert un martinet en cuir qu’il avait trouvé par hasard dans une brocante. Tu avais alors posé pour moi avec cet outil
étrange. Tu n’étais pourtant pas du genre sado-maso, tu aimais juste la rigolade. Même à 93 ans. Le fouet et le sourire. Sévère et affectueuse. C’était tout toi !
Quand je regarde les photos, maintenant, oui, je m’aperçois que tu avais vieilli, beaucoup vieilli. Les
cheveux s’étaient blanchis, les traits raidis, le visage était devenu plus ridé. Pourtant tu n’avais pas changé. Tu as toujours été la même, avec le même âge, sans âge.
Quand tu as eu 79 ans, nous étions quelques dizaines à nous être rassemblés autour de toi dans l’ancienne
école. Et à tes 80 ans, ce fut un peu plus organisé, près de cent cinquante d’entre nous t’avons entourée dans une grande salle municipale aux confins de la ville. J’y ai retrouvé des camarades
de classe que je n’avais plus revus depuis cette période lointaine. L’une d’eux n’avait pas bougé. Même visage, même coiffure. Sentiment étrange de retour vers le futur.
Depuis que tu as eu 90 ans, tu étais un peu surprise d’être arrivée si loin : qui ne le serait
pas ? Déjà 90 ans ! Et toujours là, avec toutes tes dents ! Les dernières années furent quand même un peu rudes. Chutes, séjours à l’hôpital, lit médicalisé, déambulateur, appareil
auditif, mais au final, tu t’en étais bien sortie, tu avais la résistance au cœur, tu voulais vivre, tu avais su rester autonome, tu acceptais les petits ennuis de la vie.
Tu le disais toi-même que tu avais de la chance de pouvoir encore lire, regarder la télévision, et même
tricoter une layette pour un éventuel bébé qui se préparerait à naître dans ton entourage. Il y a cinq ans, tu m’avais même offert cette lampe qui était chez toi. Tu voulais faire comme cadeau ce
que tu avais déjà chez toi. Je la conserve précieusement, comme si elle était devenue une lumière nécessaire chez moi.
Tu es née le 26 septembre 1917 dans la campagne lorraine. Tu étais la troisième de la fratrie, et ta mère
Céline fut d’une très grande exigence. Heureusement, ton père, constructeur de manèges pour fête foraine, et ta tante Lucie, qui n’avait pas d’enfant, t’apportèrent toute l’affection dont tu
avais besoin. C’était sans doute l’origine de ta rudesse et de ta tendresse.
À l’âge de 11 ans, après ton certificat, tu te retrouvas dans un établissement à Baccarat. Là, la directrice
avait tout de suite remarqué ton sens de la discipline, ton humour, ton sens de la répartie ainsi que ton sens du partage.
Voyant ton potentiel, on te proposa alors de te destiner au métier d’enseignante tout en t’assurant le
logement et la nourriture en échange de divers services comme la surveillance des dortoirs etc. Tu étais déjà élève et prof, et pour réduire la distance avec les autres élèves dont tu t’occupais,
on t’appela "la Miss". Tu y tenais à ce surnom, même soixante-quinze ans plus tard ! C’était devenu ton prénom.
En septembre 1935, tu assuras ta première classe. Dans une filière professionnelle toute nouvelle. Tu as dû
te plonger dans la discipline pour l’enseigner. Tu as montré dès le début ce génie de la pédagogie, adaptée, inventive, et pratiquée dans l’amour de tes élèves. Encourageante. Tes élèves,
c’étaient des jeunes filles.
Quand tu avais 27 ans, sous l’Occupation, deux jeunes cousins de 17 et 19 ans furent "abattus" par les nazis
qui leur refusèrent une sépulture décente. Malgré la surveillance de la Gestapo, tu as pris sur toi d’aller rechercher leur corps en creusant à mains nues la terre où ils avaient été mis et les
enterrer dignement.
En juin 1952, tu avais voulu changer. Changer de vie, changer de ville. Tu voulais aller enseigner à Nancy et
auprès de garçons, pour changer. On te proposa un poste peu alléchant. Un vieux directeur malade et austère, imposant à son petit monde ses rigueurs, ne te donnait qu’une petite chambre sous le
toit sans eau, sans toilette ni cuisine. Fallait-il s’en réjouir ? Avant la rentrée, ce directeur mourut si bien que tu n’avais plus à hésiter.
Après un intérim de quelques mois, ce fut un jeune directeur chef scout de 25 ans qui arriva, portant costume
de golf et béret. Tout de suite, le courant passa avec toi, qui avais 35 ans, alors que les autres collègues avaient plus de la quarantaine. Tu pris la responsabilité des cours préparatoires.
C’est à partir de ce moment-là que tu as développé ton imagination créative et as appliqué une méthode particulière pour l’apprentissage de la lecture. Tous les parents t’en ont été gréés et
beaucoup d’entre eux et de leurs enfants devinrent tes amis.
Ton école s’est peu à peu transformée par votre énergique volonté, à tous les deux : grenier restauré,
sous-sol creusé etc. grâce à l’aide d’anciens élèves et de jeunes gens bénévoles.
J’ai dû mal à t’imaginer jeune femme trentenaire ouvrant son club le soir avec un magnétophone que tu as
acheté sur tes économies pour faire de la danse, et ceux qui avaient la permission de vingt-trois heures poursuivaient la soirée dans ton petit appartement de fonction accolé à l’appartement du
directeur, au deuxième étage, et là, pendant la nuit, toi, les jeunes gens, vous refaisiez le monde.
C’est dans ces discussions que vous aviez imaginé visiter le monde. Tu n’avais pas le permis de conduire mais
tu avais quand même acheté une deux chevaux pour compléter avec l’autre et à six ou sept, chaque été, vous partiez dans un pays étranger, avec juste de quoi dormir en camping.
Le premier voyage fut en Yougoslavie, puis des dizaines et des dizaines d’autres voyages, parfois, les deux
chevaux étaient délaissées au profit de l’avion. Jérusalem, la Turquie, la Grèce, l’Égypte, la Libye, la Thaïlande, l’Inde, le Mexique, le Yémen, le Canada, le Chili, le Pérou etc. Dans ta
classe, tu approfondissais la connaissance d'un pays chaque année.
Je me souviens que tu me montrais avec joie tes albums photos de tes odyssées, fière d’avoir vu ces mondes si différents et pas inquiète du tout de ne pas connaître leur langue. Une
vraie téméraire qui ne craignait pas les dangers, comme ces brigands en Égypte qui vous ont provoqué quelques sueurs froides.
À 65 ans, tu as été obligée de prendre ta retraite après quarante-huit années d’enseignement. Mais tu as
poursuivi jusqu’en 2006 avec des aides particulières. Des parents ont demandé pour toi les palmes académiques qui te furent remises en 1984 devant une grande foule.
Ce n’est pas un hasard si tous tes élèves ont été tes enfants. Reconnaissance réciproque d’une sacrée bonne
femme dont le cœur ne manquait pas de faire grossir celui des autres. Le 5 mars 2012, alors qu’on aurait pu penser que tu aurais gagné une nouvelle fois la bataille du corps, la mort l’a
finalement emportée à Brabois. T’a finalement emportée. Tu viens de retourner à Blainville-sur-l’Eau. 94 ans d’une vie merveilleuse, d’un regard qui ne s’est jamais assombri, qui éblouissait même
les esprits les plus tristes.
Nous n’étions peut-être pas de la même époque, mais justement, tu fais partie des ces personnes hors époque.
Qui se sont données là où elles étaient, quand elles y étaient. Un pragmatisme de l’existence.
Là où tu es, tu veilleras à moi comme aux tiens, tu seras une petite étoile qui ne manquera pas de briller au
plus profond de moi : « La Miss vous embrasse. Vous avez tous été sa raison de vivre et sa joie de vivre ! ». Dans son linceul,
on lui a placé cette petite médaille à laquelle elle tenait tant : « Elle a beaucoup aimé. ».
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (16 mars
2012)
http://www.rakotoarison.eu
http://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/miss-corny-une-resistante-du-coeur-112603