Depuis mes traitements, mes ongles survivent.
La chimio lourde, taxotère, a eu un effet dévastateur sur eux. Elle peut tous les faire tomber. De toute façon, elle les laisse rarement intacts. J'ai fait extrêmement attention à eux. J'avais une réelle phobie de les voir tomber. Je les limais très souvent, je les enduisais sans cesse de vernis pour les renforcer. Je les regardais noircir, se décoller peu à peu, avec une grande appréhension. Je me demandais comment j'allais bien pouvoir glisser mes pieds sous les draps, sans ongle, sans ressentir de douleur, ou au moins de gêne. Sans parler des chaussettes, chaussures fermées, etc...
Et puis j'ai réussi à les faire tenir bon gré, mal gré. Ils ne tenaient plus beaucoup mais ils ont pu repousser très lentement jusqu'à pouvoir couper toute la partie complètement noire qu'étaient devenus mes ongles. J'ai bien dû attendre un an pour ne plus avoir de trace des effets de taxotère sur mes ongles.
Je suis passée à herceptine seule. Comme ce traitement freine le renouvellement cellulaire, ils repoussent au ralenti. Ils sont aussi fragilisés. Je ne peux plus les laisser pousser plus longs que le doigt, sinon ils se cassent, s'ébrèchent et la cassure se fait dans toute la longueur de l'ongle, menaçant de le séparer en deux à chaque fois qu'il s'accroche. Certains ont le blanc en forme de vague qui peut descendre jusqu'au milieu de l'ongle, comme si la partie dégénérée n'était pas renouvellée assez rapidement. Aux pieds, les ongles des deux gros orteils sont noirs vers les côtés extérieux et intérieurs. Je porte du vernis de couleur et je veille à les avoir bien court pour éliminer au maximum cette partie morte. Des analyses de prélèvement ont confirmé qu'il ne s'agissait pas de mycose. Très souvent, je dois remettre du vernis uniquement sur ces parties noires, comme si mon ongle l'attaquait à cet endroit.
Je suis habituée à faire très attention à mes ongles. Obligée de les couper courts pour éviter qu'ils ne soient trop abîmés, recouverts de vernis pour qu'ils soient plus solides. Je ne supporte pas qu'on appuie dessus, c'est devenu désagréable, comme plus sensible désormais.
Ma plus jeune fille, E., 7 ans, est très coquette, très féminine. Elle adore avoir les ongles longs, vraiment longs, "comme les dames" me dit-elle. Elle y fait attention, les regarde, les admire. Elle en tire une certaine satisfaction.
Mais comme justement, elle n'a que 7 ans, je dois les couper de temps en temps et à chaque fois, bien que ça revienne fréquemment, c'est une crise.
Elle pleure avant que je commence, persuadée que je ne vais laisser aucun bord blanc. Elle affirme que ça la gêne, me promet qu'elle va les limer. Elle courre se cacher pour éviter ce supplice. Pourtant je la respecte et je laisse ce fameux petit contour blanc autour de chaque ongle. Une fois coupés, ses ongles sont plus longs que les miens au quotidien mais ils ne correspondent pas à ce qu'elle souhaite, de très longs ongles colorés.
J'ignore si c'est uniquement pour imiter les dames qu'elle voit dans les magasines, à la télé, sur les affiches et tout simplement autour d'elle ou si une certaine phobie de mon cancer ne tendrait pas à s'exprimer à travers cette idée fixe. Après tout, cheveux longs, ongles longs, sourcils founis, cils volumineux sont autant de signes de bonne santé qui nous deviennent inaccesibles pendant nos traitements.
Pour le moment j'ai juste pu en récupérer un seul de ces signes extérieurs de normalité, les cheveux longs. Et encore j'ai mis du temps à accepter qu'ils ne soient plus aussi volumineux qu'avant. J'en avais une masse conséquente et avant le cancer, je recevais très souvent des compliments à leur sujet. Mais depuis les traitements, je les trouvais minables. J'ai tout de même fini par réussir à faire leur deuil et à accepter mon nouveau volume réduit. Il m'a fallu quand même 5 ans et demi pour leur accorder le droit d'arriver aux épaules.
Et pour ma fille, tant que ça ne se traduit pas par d'autres symptômes, je peux encore éviter de culpabiliser une fois de plus sur les meffets du cancer sur mes proches et rejetter la faute sur l'identification aux modèles féminins imposés par les médias. Et m'estimer heureuse qu'elle ne soit pas attirée par ça :