Délits d’Opinion : Lundi, un sondage IFOP donne Sarkozy devant Hollande au premier tour. Vous publiez le lendemain un sondage contradictoire qui donne Hollande devant Sarkozy, et ce dernier en baisse de deux points : qui croire ?
Emmanuel Rivière : Il y a d’abord un enseignement simple à tirer de ces résultats : il ne faut pas se précipiter sur le dernier sondage pour en tirer un diagnostic définitif. En matière électorale, il serait naïf de penser que les mouvements d’opinions et les réactions aux faits de campagne sont perceptibles dans l’instant et avec une totale netteté. Les sondages sont des instruments qui en fonction de leurs réglages ont une plus ou moins grande sensibilité pour réagir à l’actualité immédiate. D’autant que les enquêtes surviennent à un moment de la campagne particulièrement intense. Ces 15 derniers jours, de nombreux événements se sont produits, dont certains la veille même du sondage, en l’occurrence le grand meeting de Villepinte. Mais notre enquête est aussi le résultat de tout ce qui s’est passé depuis deux semaines, y compris des épisodes plus difficiles pour le candidat Sarkozy. Dans le sondage TNS Sofres-Sopra Group, on constate effectivement un net rapprochement de Sarkozy et Hollande auprès des personnes les plus intéressées par la campagne. Il faut attendre de voir si cette actualité imprègne plus profondément l’opinion.
Par ailleurs, en prenant un peu de distance par rapport aux micro-variations, les deux sondages sont cohérents sur les grandes tendances : deux candidats sont devant, pouvant chacun être en tête le soir du premier tour. Marine Le Pen suit, mais elle est distancée. Derrière, deux candidats sont au coude à coude : Jean-Luc Mélenchon et François Bayrou.
Au cœur de la polémique, il y a la fameuse question des courbes qui se croisent entre François Hollande et Nicolas Sarkozy. Mais ce phénomène peut-il avoir un réel impact sur la campagne ?
Emmanuel Rivière : Tout dépend si l’on regarde les choses avec une loupe où si l’on prend un peu de distance. Cette polémique sur les sondages et les courbes qui se croisent n’a politiquement qu’une importance mineure. En réalité, ce phénomène revêt une dimension stratégique quand deux candidats se partagent le même électorat. C’est notamment le cas au second tour. En 2007, lorsque les courbes se croisent entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, il se produit une forme d’irréversibilité.
Au premier tour, le croisement des courbes a aussi du sens quand il repose sur un principe de vases communicants : ce fut le cas entre Jacques Chirac et Edouard Balladur en 1995. Lorsque Jacques Chirac passe devant, une sorte de signal envoyé : le Maire de Paris semble s’imposer comme le meilleur représentant de la droite. Le même scénario se joue entre Jacques Chirac et Raymond Barre en 1988, de même qu’entre Giscard et Chaban en 1974.
Dans tous ces exemples cités, Il y a une vraie valeur au-delà du symbole : un électorat qui hésite entre deux candidats compatibles avec ses valeurs bascule d’un côté. Cela signale un mouvement, et crée une dynamique. Or, dans le cas de Nicolas Sarkozy et François Hollande, il n’y a quasiment pas de vases communicants entre les deux candidats. Le croisement des courbes peut même créer son propre antidote en suscitant un réflexe de vote utile en faveur de celui qui est malmené. L’hypothèse de Nicolas Sarkozy passant devant Hollande inquiète principalement les autres candidats de gauche.
Au final, dans la situation actuelle les courbes peuvent se croiser et se recroiser à nouveau, notamment en raison de l’égalité du temps de parole et de la montée des petits candidats quelle peuvent susciter. Des mouvements qui ne présagent en rien du second tour.
Dans une interview pour le Monde, Patrick Buisson, conseiller de Nicolas Sarkozy, compare les sondages de second tour à du sable.
Emmanuel Rivière : L’argumentaire suit une démarche intéressante. Il part des résultats du premier tour pour déconstruire le second tour. Et effectivement, les très bons résultats de François Hollande au second tour peuvent étonner quand on considère que le bloc de gauche au premier tour atteint 44%. Ils résultent des médiocres reports en faveur de N. Sarkozy du centre et de l’extrême droite, dont un bon tiers se refuse à choisir entre les deux. Selon Patrick Buisson, ce refus annoncerait une hausse de l’abstention entre les deux tours qui n’est pas conforme, selon lui, à l’histoire électorale.
Apportons d’abord une précision : les gens qui refusent de se prononcer pour François Hollande ou Nicolas Sarkozy, ne nous disent pas : « je m’abstiendrai ». Ils nous disent, « je voterai blanc » ou « je m’abstiendrai », ou « je ne sais pas » ou « je ne vous dis pas ». Ce que décrivent les deux premières réponses ce n’est pas strictement une hausse de l’abstention, mais une baisse des exprimés. Phénomène qui lui s’est bel et bien produit en 1995 et 2007 : au second tour de la dernière élection présidentielle il y a eu presque 1 million d’exprimés en moins, du fait de l’augmentation équivalente des votes blancs.
Reste le cas de ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas dire. Patrick Buisson fait l’hypothèse que les électeurs de Marine Le Pen et François Bayrou ne l’avouent pas dans les enquêtes, mais qu’au fond, ils iront voter N. Sarkozy. C’est possible, mais cela illustre aussi le défi à relever par le président sortant qui réside précisément dans le fait que des électeurs en principe hostile à la gauche aient une réticence à se prononcer pour Nicolas Sarkozy.
Enfin, relever un problème de cohérence entre les simulations de premier et de second tour ne signifie pas que ces dernières soient fausses. Leur démarche est assez simple : les instituts proposent deux noms au second tour, et posent la question aux sondés : pour qui voulez-vous voter ? Et pour l’instant il y a plus de gens qui veulent voter pour François Hollande que pour Nicolas Sarkozy. Une situation qui est loin d’être illogique pour le Président sortant qui doit affronter une impopularité personnelle doublée d’un constat très négatif sur la situation du pays. Pour accomplir un second mandat, ce n’est pas d’un château de sable dont Nicolas Sarkozy doit s’emparer, mais d’une vraie citadelle.
Cette polémique sur les sondages démontre-t-elle que la campagne ennuie par ailleurs ?
Emmanuel Rivière : Les sujets sur les sondages qui se contredisent, tout comme celui sur la campagne qui ennuie les Français, constituent des marronniers de toutes les présidentielles. Il trouve un écho à la fois chez des électeurs qui se plaignent qu’il n’y ait pas de vraies propositions alors qu’il n’est pas si difficile de consulter les programmes, et chez les observateurs qui ayant déjà traité la campagne sous toutes les coutures désespèrent de trouver de nouveaux angles. Les sondages se retrouvent facilement au cœur de l’œil du cyclone. Indéniablement, leur rôle n’est pas anodin. Ce qu’ils racontent mobilise ou inquiète les troupes, renforce ou fragilise une cohésion, influe jusqu’aux parlementaires qui en fonction de leurs propres pronostics sur la présidentielle, peuvent adopter des stratégies différentes en vue des législatives.
Et au fond c’est peut être un bien qu’ils soient un sujet de polémique, si cela invite à les considérer avec un peu plus de sagesse et de distance. Au final, le débat sur les sondages a un mérite : démontrer qu’une seule enquête ne suffit pas à faire une tendance. Les sondages éclairent les rapports de force et la situation politique d’un pays, mais ne permettent pas de dire à coup sûr qui arrive en tête : rappelons nous 1995 et Lionel Jospin en tête au premier tour, rappelons nous 2002 et l’accession du FN au second tour, rappelons nous 2007 et ce même FN parfois surévalué dans les enquêtes. Il faut que les sondeurs aient un peu de modestie. Et les commentateurs un peu de mesure. Demander aux politiques de ne pas instrumentaliser les sondages serait un vœu pieu. Dans une campagne aussi intense que celle des présidentielles, il n’y a pas beaucoup de place pour la bonne foi.