Toujours fermée aux télévisions et radios privées, l'Algérie, malgré une vague promesse d'ouverture, fait encore figure de mastodonte nord-coréen dans la région.
Algérie, février 2011, 20 heures, heure locale. Le JT de la télévision nationale démarre après une page de publicité qui vante pour l'essentiel des produits privés. Le présentateur, droit comme un soldat, lit un message qu'a adressé le président Abdelaziz Bouteflika à son homologue d'un pays lointain pour lui souhaiter une bonne fête de l'indépendance. Puis un autre message, d'un obscur chef d'Etat de la planète qui félicite à son tour le président Bouteflika.Il n'y a toujours pas d'images, le présentateur lit ainsi d'une voix monocorde plusieurs documents n'ayant strictement aucun intérêt. Puis une image, sans le son, qui montre le président algérien souriant, recevant le vague envoyé d'un pays ou d'une organisation internationale.
Puis de l'information internationale, abondante, suivie de quelques sujets société et magazine rapidement traités, un peu de sport, la météo (il fait beau) et c'est la fin du JT. Les Algériens n'auront rien appris mais le lendemain matin, comme chaque matin depuis 23 ans, date de l'ouverture des médias écrits au secteur privé, se rueront sur les quelques 60 journaux pour savoir ce qui se passe dans le pays.
«L'Unique», la maîtresse des écrans
En 1988, consécutivement aux émeutes d'octobre, le régime décide d'ouvrir un peu le jeu. Une nouvelle constitution est adoptée en 1989, assouplissements des procédures, libéralisation du commerce (alors monopole de l'Etat) et surtout, ouverture des médias écrits au privé et de la scène politique aux partis, qualifiés dès lors par l'euphémisme «associations à caractère politique».Il n'est pas question d'ouvrir les médias lourds, télévisions et radios, mais l'acquis est déjà considérable pour une autocratie nationaliste calquée sur le modèle des démocraties populaires soviétiques. Des partis politiques naissent et d'autres, jusque-là clandestins, sont agréés. Des dizaines de journaux privés voient le jour mais «l'Unique», ainsi appelée la télévision nationale, ou «el yatima» (l'orpheline), ou encore «el mhetma» (la bien obligée), reste seule maîtresse des écrans.Vingt-deux ans plus tard, en avril 2011, sous la pression des manifestations dans le monde arabe, le président Bouteflika promet dans un discours retransmis à la télévision, des réformes, dont l'ouverture de l'audiovisuel. Personne n'ose y croire mais pourquoi pas. Sauf que jusqu'à aujourd'hui, il n' y a rien de précis, la pression de la contagion démocratique ayant baissé d'un cran, tout est reporté. La loi sur l'audiovisuel devra être adoptée par la nouvelle assemblée issue des prochaines élections du 10 mai prochain. Mais sans réformes spectaculaires, le ministre de la Communication vient de le préciser, il n'y aura pas de chaînes généralistes, seules des chaînes thématiques privées seront autorisées, et la future Autorité de régulation de l’audiovisuel, dont la moitié des membres sera nommée par le président, accouchera probablement d'un très lourd cahier des charges pour décourager un maximum de prétendants.Une grosse déception, d'autant que le ministre lui-même trouve très médiocre l'actuelle télévision de son pays. Mais ce n'est pas lui qui tient la caméra et il est d'ailleurs déjà annoncé comme partant.
Télé trilingue et langue de bois
En réalité, il y a plusieurs «uniques». L'ENTV, pour Entreprise nationale de télévision, diffuse en arabe mais aussi en français (Canal Algérie) et en tamazight (berbère), à travers des chaînes clones qui disent la même chose dans toutes les langues et dialectes du pays.Les informations, notamment celles diffusées dans les JT, sont exactement les mêmes, soumises à une étroite censure et dirigées vers la propagande pour le gouvernement, le président et l'armée, tous trois encensés à longueur de journée.
«A la télévision, on ne parle des problèmes du pays que lorsqu'une solution se présente», fait remarquer un spécialiste des médias.La peur de l'information et du libre débat est au centre du blocage:
Et de citer un exemple: «On parle de la pénurie de médicaments qu'un an après, quand le ministre de la Santé annonce la mise en place d'une nouvelle structure pour régler le problème.»
«On veut bien laisser la presse écrite au privé, oui, mais parce que les Algériens ne lisent pas tous les journaux, malgré un taux d'alphabétisation de 73%.»La télévision touche tout le monde, tout comme les radios, elles aussi sous le monopole de l'Etat.
Instrument de domination, arme numéro 1 de propagande et vitrine interne du régime, la télévision n'est pas près d'être offerte aux privés, d'autant que la peur des puissances d'argent, à l'image deSilvio Berlusconi ou du groupe français Bouygues, qui peuvent à eux seuls faire passer ou détruire une loi, une réforme ou un président, fait le consensus autour des décideurs algériens, qui préfèrent ne pas mêler argent et information.
Le Premier ministre Ahmed Ouyahia, pourtant en théorie moins fermé que les autres, est favorable à une ouverture, mais avec des capitaux publics majoritaires. L'Algérie est néanmoins très en retard, comme elle l'est en matière de raccordement à l'Internet ou comme elle l'a été en téléphonie mobile.
L'Egypte, le Maroc, la Tunisie, la Libye et même la Mauritanie ont ouvert l'audiovisuel au privé. L'Algérie, très friande de télévisions étrangères, grand pays de piratage de cartes-TV et plus grand pays d'Afrique, fait encore figure de mastodonte nord-coréen dans sa région.
Bien sûr, à la veille des élections, quelques ouvertures programmées ont été opérées, comme dans le cadre d'émissions politiques qui ont fait le buzz ou le libre débat en radio (sur la nouvelleJil Fm par exemple). Mais chacun sait qu'une fois l'élection du 10 mai prochain terminée, la télévision reprendra son écran noir.
Des chaînes en attendant l'ouverture
Malgré la censure et les lois restrictives, des chaînes de télévisions privées existent déjà, de droit français et qui émettent vers l'Algérie comme Berbère TV (du groupe BRTV), établies en Jordanie comme Echorouk TV, du groupe de presse le plus populaire en Algérie, ou Al Djazairiya, basée à Alger qui est en phase de rodage.Par ailleurs, en attendant l'ouverture, de nombreuses Web TV font acte de présence sur le Net, de la déjà ancienne Rachad TV qui regroupe des opposants à la récente Djezzy.tv, du premier opérateur de téléphonie mobile, Algérie Première, Algérie TV ou Dzair Web TV, éditée par un riche industriel qui prépare sa «vraie» télé, pour n'en citer que quelques unes.
Pour le reste, des groupes puissants (comme l'agro-alimentaire Cevital, de Rebrab) ont leur dossier TV dans les tiroirs, tout comme de nombreux groupes de presse (El Watan), ont leur projet de télévision déjà ficelé. Mais il est peu probable que ces chaînes d'information verront le jour avant le départ des écrans du président Bouteflika, prévu pour 2014. L'éditorialiste d'El Watan résume:
«Une télé libre est extrêmement dangereuse pour la pérennité de notre régime, qui sera contraint de laisser les Algériens le critiquer et évoquer ses sous et ses dessous devant le peuple.»Seule consolation, ce sera le présentateur soldat du JT de l'ENTV, «l'Unique», qui annoncera officiellement au 20 heures l'ouverture au privé et signera la fin du monopole. La larme à l'œil.
Par Chawki Amari