Délits d’Opinion : Alors que des sondages contradictoires sur le premier tour paraissent ces derniers jours, certaines voix remettent en cause la fiabilité des résultats de seconds tours qui sont publiés par les instituts.
Brice Teinturier : l’argument que certains analystes proches de l’UMP développent aujourd’hui repose sur l’idée que le second tour d’une élection présidentielle a toujours davantage mobilisé que le premier tour. Partant de ce postulat, qui est fondé, ils en infèrent que de nombreux électeurs de Marine Le Pen et de François Bayrou iront aux urnes le 6 mai contrairement à ce qu’ils déclarent aujourd’hui, que cette dynamique sera profitable à Nicolas Sarkozy et que les seconds tours reposent donc sur du sable. Tout n’est pas faux dans cette thèse mais elle demande à être nuancée et elle omet certains aspects.
Tout d’abord et dans la période récente, les seconds tours ont certes mobilisé davantage que les 1er tours mais de façon très modérée et moindre que dans les années 70/80, où le gain était plutôt de 3 à 4 points : en 2007, il y a même eu un peu moins d’électeurs (88.000) au second tour ; en 1995, il y en a un peu plus mais le surcroît se limite à 1 point (2002 étant évidemment a- typique). Il est donc hasardeux ou à tout le moins excessif de prétendre à un modèle infaillible de mobilisation forcément et surtout, beaucoup plus forte au second tour qu’au premier pour considérer que les intentions de vote de seconds tours reposeraient sur du sable.
Par ailleurs, en analysant les résultats antérieurs, on observe, par exemple en 1995, que 44% des électeurs de J-M Le Pen n’avaient pas voté au second tour (Sondage Sortie des Urnes Ipsos). Une abstention forte des électeurs du FN est donc parfaitement envisageable !
Je partage néanmoins l’hypothèse d’une amélioration de la participation des électeurs de Marine Le Pen ou de François Bayrou et d’une amélioration qui se ferait en faveur de Nicolas Sarkozy. Mais tout est affaire de proportion. Elle peut être partielle et limitée ou un peu plus forte. On ne voit en tous les cas pas pourquoi il y aurait soudain un bouleversement. Tout dépend donc, en réalité, du niveau de départ de Nicolas Sarkozy. Pour l’emporter, il faut à la fois qu’il soit haut au 1er tour et qu’il améliore les reports FN et/ou Modem.
Enfin, les sondages de second tour, même s’ils dépendent des résultats du 1er tour et sont donc incontestablement plus fragiles, nous enseignent des éléments que je crois structurants de cette élection : ils mettent au jour la difficulté actuelle de Nicolas Sarkozy à re-séduire les électeurs du Front National. Il y parviendra peut-être partiellement, mais les difficultés sont indéniables aujourd’hui. Et ils indiquent clairement l’existence d’un vote de rejet encore persistant. Si ce n’était pas le cas, Nicolas Sarkozy ne serait pas à 27% ou 28% au 1er tour, mais à 32% et les seconds tours ne seraient pas à 55% pour François Hollande mais à 50 ou 51%. On peut le nier ou vouloir à tout prix l’ignorer mais les faits sont là.
Ces faits ne sont d’ailleurs nullement contradictoires avec une dynamique de campagne qui fait clairement apparaître un tassement de François Hollande, une montée régulière de J-L Mélenchon ainsi qu’une lente reconstruction de l’électorat de Nicolas Sarkozy. Mais que Nicolas Sarkozy obtienne 28% ou 29% au 1er tour ne serait pas une surprise. Je l’ai souvent dit et écrit, c’est attendu, logique et ce serait plutôt la norme. En revanche, le seul véritable phénomène qui n’avait pas été anticipé à ce point est le niveau de Jean-Luc Mélenchon à plus de 10%. Cela gêne à l’évidence François Hollande mais peut-on vraiment penser que ces électeurs s’abstiendront au second tour ? Ils nous affirment, et cela semble cohérent, qu’ils voteront pour François Hollande et contre Nicolas Sarkozy.
Cette dynamique de campagne que vous décrivez va-t-elle conduire à une nouvelle séquence dans la campagne ?
Brice Teinturier : Une nouvelle séquence s’ouvre parce que des mouvements indéniables s’opèrent. Que les courbes des deux principaux candidats se soient croisées d’1 point ou pas, c’est possible mais ce n’est pas l’essentiel. Il est indéniable que Nicolas Sarkozy commence à reconstruire quelque chose mais le mouvement est pour l’instant modéré ; de même, il est indéniable que François Hollande doit faire face à la montée de Jean-Luc Mélenchon. La vraie question, c’est donc l’ampleur possible de la remontée de Nicolas Sarkozy et le niveau de Jean-Luc Mélenchon. De ce point de vue, l’égalité du temps de parole initiée au début de la campagne officielle pourrait favoriser les « moyens » / « petits » candidats. Cette nouvelle séquence impose probablement au candidat Hollande d’agir ou de réagir par rapport à ces évolutions d’opinion mais sans modifier la cohérence et la constance de son positionnement.
Remise en cause du traité de Schengen, recours aux référendums : Nicolas Sarkozy multiplie depuis deux semaines les mesures fortes. Suscitent-elles l’adhésion des Français ? Et sont-elles crédibles ?
Brice Teinturier : Il peut y avoir adhésion majoritaire sur de nombreuses mesures. Mais la question n’est pas seulement de savoir si les Français adhèrent aux idées. L’enjeu est aussi celui de la crédibilité. Or, les propositions des candidats se heurtent à une double défiance. Il y a d’abord le scepticisme lié à la crise : les Français ont intériorisé que la situation économique limitait les marges de manœuvre des politiques. Cette prise de conscience limite l’impact de certaines mesures, notamment à gauche. Le deuxième élément joue cette fois-ci plutôt en défaveur de Nicolas Sarkozy. Les Français ont le sentiment qu’il a beaucoup promis, moins tenus, et que certaines de ses propositions actuelles sont l’inverse de celles du passé. Pourquoi le croirait-on aujourd’hui ?
Ce sont donc deux leviers différents, mais qui concourent à modérer la capacité des candidats à susciter une adhésion profonde.
Nicolas Sarkozy fait-il une campagne à droite ?
Brice Teinturier : La stratégie de Nicolas Sarkozy n’est pas « à droite » ou « à gauche ». Elle est certes à droite mais surtout « au peuple » ! Et elle suit un fil conducteur simple et quasi unidimensionnel : déverrouiller à tout prix 5 points de voix actuellement au Front National.
Quand il propose des mesures en faveur des commerçants et des artisans, le Président sortant veut d’abord séduire des déçus de 2007 et des électeurs qui sont partis au Front National. Quand il propose de taxer les exilés fiscaux, ou de revenir sur les accords de Schengen, Nicolas Sarkozy poursuit le même objectif : capter les voix du FN, lutter contre l’image de Président du système et des riches, apparaitre comme quelqu’un qui comprend le peuple. Et au passage, tenter de créer une controverse défavorable à la gauche. 80% des mesures proposées doivent être lues à travers ce prisme.
Cette stratégie peut-elle créer un espace au centre droit et donner un ou deux points à François Bayrou ?
Peut-être. Mais François Bayrou est à la peine et sur un plateau à 12-14%. Si Nicolas Sarkozy va trop loin dans la pêche aux voix du FN, il peut heurter une partie de la droite modérée. Mais celle-ci irait plus volontiers vers François Bayrou si ce dernier se positionnait…au centre droit ! Manifestement, Nicolas Sarkozy pense qu’il peut additionner les voix du centre-droit et celles d’électeurs passés au FN. Mais plus prosaïquement, il n’a pas le choix. Soit il fallait se positionner autrement dès 2008, comme je le crois, soit, puisqu’il ne l’a pas fait, il lui faut débloquer le vote FN. A tout prix.
Propos recueillis par Matthieu Chaigne