C'est dans ce foyer bouillonnant qu’en 1680 se rendit le Franco-Allemand Georg Muffat (1653-1704). Son premier autographe connu, une captivante Sonate pour violon et basse continue, s'inscrit au cœur du mémorial romain que Jonathan Guyonnet et Stefano Molardi dédient à Arcangelo Corelli (1653-1713) et à ses légataires – partition emblématique en ce qu'elle est un modèle de synthèse européenne. Ainsi que le relève Giuseppe Placentino au détour d'une notice passionnante (et quadrilingue), Muffat y anticipe de près d'un demi-siècle la fédération opérée par le Couperin des Goûts réunis. Celui des Nations également : un mariage entre La Française et La Piémontaise n'enfanterait pas osmose plus séduisante entre les styles de Lully et, justement, Corelli. Si subtile est l'acculturation qu'aucun des volets, accolés sans heurt, ne saurait souscrire à une école dominante, le retour du thème initial en prise de congé scellant la parfaite unité du tout.
Encore plus éloquente à l'égard du violoniste est l'inépuisable Sonate du florentin Giuseppe Valentini (1681-1753), poète et peintre à ses heures, en somme un héritier de la Renaissance, ce à quoi la fantaisie de son invention musicale n'est sans doute pas étrangère. Sur un instrument vénitien de 1785, le soliste (franco-italien) y décline à peu près tout ce qui peut être exigé d'un virtuose, vocable caméléon qu'au fil des deux disques il invite grandement à enrichir. S'agit-il d'extrême agilité, l'Allemande sans répit constitue une réponse ; d'une ornementation du meilleur aloi, la voici ourlant ladite Allemande et le Minuè final. Virtuosité signifiant maîtrise, celle-ci surgit de la densité inouïe du Largo, qu'une Gigue, à l'irrésistible balancement de musette, disperse en de tièdes rais de lumière.
Pour sa part, Molardi fait preuve d'autant plus de talents que son office de soutien, par nature, n'est pas le plus accrocheur. Dédicataire de la page précédente, Antonio Montanari (1676-1737), un Modénais assez obscur, lui fournit matière à s'illustrer ; un paradoxe, puisque l'une des hardiesses de la brillante Sonate « de Dresde » consiste rien moins qu'à évincer lecontinuo de sa Gigue conclusive. En choisissant d'en bercer à l'orgue – son confident de prédilection – les deux Adagios, le claviériste confère à ceux-ci la délicatesse, recueillie mais ondoyante, d'une nuit de Noël devant une crèche du Trastevere. Quant au vigoureux babil de son clavecin, lors de l'étourdissant Allegro, il ne déparerait pas une aria di bravura donnée dans quelque théâtre local.
Une échappée en solitaire lui revient, nouveau trésor dont les périls techniques éclairent la rareté, la connaissance lacunaire de son auteur, le Siennois Azzolino Della Ciaja (1671-1755), ne militant guère plus en faveur de sa gloire. Cette troisième Sonate, tiréed'un volume de six d'identique découpe, débute par le binôme consacré toccata-fugue. Si la première s'achève sur un inattendu glissando, la deuxième, pour se retrancher derrière le titre de Canzone, n'en est pas moins harmoniquement très audacieuse. Sous son libellé débonnaire Non presto, le quatrième et dernier mouvement recèle des écueils parfois délirants dont Stefano Molardi s'acquitte comme d'une pirouette. Sertis en des spasmes grinçants (la dernière épidémie de peste n'est guère ancienne), ils renverraient Scarlatti au rang des aimables faiseurs.
Un travail de mémoire, plutôt. En 1690, des musiciens et lettrés, mus aussi bien par le Gusto del Bello qu'une farouche indépendance à l'égard des cercles intronisés, y fondèrent l'Académie d'Arcadie. Antiquité hellénique revendiquée, sûrement. Élégance pastorale opposée aux pesantes volutes de la Contre Réforme, surtout – un âge d'or guignant refuge et mécénat au Palazzo Corsini, près de la fantasque reine Christine de Suède. Sous le masque plaisant d'Arcomelo Erimanteo, l'un de ses premiers membres fut rien moins que... Corelli ! Celui-ci a bien pu créer son olympienne Neuvième Sonate, datée de 1700, dans ce cadre. Enluminée selon l'art de Geminiani, elle ouvre l'hommage à son créateur par un vaste Largo valant manifeste arcadien. D'écriture d'abord, tant l'épure agreste s'y déploie, tel un souvenir d'enfance en Romagne. Davantage, de jeu : l'archet de Guyonnet n'est pas seulement lumineux, il est franciscain. Au long de ce portique altier comme en d'autres cantilènes, tout de plénitude vertigineuse et de troublante humilité, sereinement il se pose – et n'impose rien, si ce n'est la tendresse dépouillée de ses frôlements.
▸ un texte de Jacques Duffourg
▸ L'article original publié surAnaclase peut être lu ICI. ▸ Corelli & Friends : Corelli, Locatelli, Muffat, Montanari, Valentini, Della Ciaia, 2 CD Divox pouvant être achetés ICI. ▸ À consulter avec profit, lesite d'I Virtuosi Delle Muse ▸ Crédits iconographiques - Disques Divox - Nicolas Poussin (1594-1665) : Les Bergers d'Arcadie - Jonathan Guyonnet & Stefano Molardi : Guillaume Eymard.