Hitler - 1889-1936 : Hubris Traduction : Pierre-Emmanuel Dauzat avec le concours du Centre national du livre
Extrait
Si vous ignorez tout, ou presque tout, de l'Histoire du parti national-socialiste allemand, le NSDAP, appelé aussi parti nazi, et si les cours magistraux ne vous rebutent pas, le livre de Kershaw est pour vous. Dans ce registre, il se révèle tout bonnement passionnant bien qu'un peu ardu, avec un luxe de détails et une analyse pointue qui vous font parfois oublier que, si l'auteur ne chante pas les louanges du "Kommunistische Partei Deutschlands" ou KPD, en d'autres termes du Parti communiste allemand issu de la Grande guerre, il omet curieusement de préciser que, sur le plan violence, rixes et volonté de prendre le pouvoir par un coup d'Etat, il n'eut pas grand chose à envier aux nazis.
Mais le problème posé par ce premier tome d'une biographie pourtant, si j'ai bien compris, universellement encensée, n'est pas vraiment dans ce désir diffus de taire pieusement les excès de la Révolution allemande de 1918, échos directs mais moins chanceux de ceux de la Révolution russe. Non, il est dans la hantise, affirmée dès la préface de l'auteur - sous le titre "Réfléchir sur Hitler" - d'écrire un seul mot positif sur Hitler.
Entendons-nous. Que Kershaw ne veuille pas dire quoi que ce soit de positif sur le dictateur impitoyable et mégalomaniaque, obsédé par l'idée de l'épuration ethnique, c'est une chose toute naturelle. On se demande d'ailleurs comment, à moins d'être un révisionniste acharné, on pourrait se le permettre en conscience. Mais que le biographe applique le même procédé à Hitler enfant, à Hitler adolescent, à Hitler soldat, bref, pour reprendre une formule de Jacques Brosse, à "Hitler avant Hitler", voilà qui est plutôt curieux et jette une ombre sur la crédibilité de l'ensemble.__ /b Ainsi, c'est avec les plus grands, les plus lourds regrets - on le sent bien à la lecture - que Kershaw condescend à admettre que le petit Adolf n'eut pas une enfance très heureuse. Il traîne les pieds, c'est le moins qu'on puisse dire. Pourtant, le fait n'est pas niable. En outre, c'est un fait qui n'excuse pas et justifie encore moins le comportement ultérieur du Führer : si tous les enfants affligés d'un père abusif se transformaient en Hitler, vous imaginez le tableau ? ... Alors, comme il ne peut nier l'évidence, Kershaw jette sur elle un flou très artistique. L'étrange et complexe "roman familial" d'Hitler (les multiples mariages de son père, dont le dernier avec sa propre nièce) est passé sous silence et le goût prononcé d'Aloïs Hitler pour la bière (il en buvait six bocks par jour et il serait étonnant que les bocks en question ne fussent pas des bocks à l'allemande, soit le double des bocks français de l'époque) devient naturel et perd tout ce qu'il avait d'excessif, ce qui revient à sous-entendre que le père d'Hitler n'était pas alcoolique. La tyrannie de cuisine dont usait aussi Hitler Sr passe aux oubliettes - ou c'est tout comme.
Bien entendu, on s'en doute, il n'est plus question du tout de prêter des origines juives et tchèques à la famille Hitler. Le petit Adolf est à peine doué pour le dessin et les théories nationalistes et anti-sémites qui fleurissaient dans l'Empire austro-hongrois de sa naissance l'ont à peine effleuré. Volontaire pour servir au front, Hitler ne se comporte pas comme un lâche, non, mais les autres en font autant que lui, sinon plus. Rendu à la vie civile, ce n'est pas un talent naturel pour prendre la parole qui le sauve du vagabondage, c'est le fait qu'il se trouve là où il faut quand il le faut, tel un pion poussé par quelque main invisible.
En fait, à la lecture de ce premier tome, on a l'impression qu'Hitler ne fut, depuis le berceau, qu'une coquille vide, une espèce d'automate sans aucune personnalité (ni bonne, ni mauvaise), tout prêt à être investi par le Mal, le Démon ou même l'un des Grands Anciens de Lovecraft. Toujours cette volonté d'en faire un être démoniaque absolument unique afin - oui, je le sais, il ne faut pas l'écrire, les champions de la bien-pensance vont tomber dans les pommes et me vouer aux gémonies : tant pis ! - de souligner le caractère unique de la persécution qu'il mena contre les Juifs.
Ce qu'il y a d'unique, dans cette persécution, ce sont les moyens utilisés pour la mener à bien et qui ont épouvanté le XXème siècle parce que, jusque là, ce même siècle avait chanté sur tous les tons les miracles de la Science et la rapidité, la facilité avec laquelle le Progrès enchantait l'existence. Mais les Juifs n'en étaient pas à leur première persécution - lisez la Bible, déjà.
Pour le reste, Hitler, malgré tous ses efforts - le personnage qu'il se construisit, le passé qu'il se créa, la "mission" qu'il s'inventa et la mort qu'il se donna - reste un homme comme les autres, capable d'abriter en lui le pire comme le meilleur. Pourquoi choisit-il le pire ? Subit-il vraiment des pressions, occultes ou pas ? Les méandres et les ambiguïtés de l'histoire familiale ont-ils joué le rôle qu'on leur prête ? C'est une autre histoire dont nous n'aurons jamais le fin mot. Tout au plus pouvons-nous affirmer que Hitler ne serait pas devenu Hitler sans l'argent et le soutien gracieusement fournis au NSDAP par la grande bourgeoisie allemande et certains membres de son aristocratie. Il ne le serait pas non plus devenu sans les bouleversements créés en Europe par la Révolution d'Octobre et la création de l'URSS. Ont joué également un rôle-clef dans l'affaire le manque de clairvoyance des hommes d'Etat de Weimar et la foi en un système démocratique qui peut se retourner contre ses fidèles lorsqu'apparaît dans son orbe un homme aussi intelligent et aussi sûr de son destin que le fut Hitler.
Cette dernière leçon reste d'ailleurs d'actualité. Nous ne nous étendrons pas.
Bref, ce premier tome de la biographie de Kershaw fut pour moi une grande déception et si j'en avais connu le postulat de départ, à savoir ne pas laisser passer un seul mot positif sur le personnage central même quand celui-ci se trouvait encore dans ses langes, je ne l'eusse certes pas ajoutée à ma PAL. Même avec un dictateur comme Hitler, Staline ou Pol Pot, pareil postulat est d'une stupidité abyssale - j'ajouterai même qu'il est anti-historique.