Chaque jour qui nous approche des prochaines élections présidentielles, qu’elles soient françaises ou américaines, je me rends compte du décalage inquiétant entre les politiciens et le peuple qu’ils veulent représenter. Plus spécifiquement existe maintenant un véritable divorce entre une société qui échange des informations d’une façon latérale, de pair à pair, et l’organisation pyramidale de distribution de l’information sur laquelle se basent les élites pour gouverner.
C’est un thème que j’ai déjà abordé, mais je le redis : la politique du XXème siècle disparaît et s’enfonce sous le poids de ses archaïsmes, et la société de l’information qui émerge ces vingt dernières années accélère la tendance.
En l’espace de quelques décennies en effet, le différentiel d’informations, entre le peuple et ses dirigeants et sur lequel se base très largement un gouvernement pour asseoir son pouvoir, s’est rétréci, et au moins à trois niveaux.
Primo, l’information voyage bien plus vite qu’il y a un demi-siècle.
Il fallait parfois plusieurs jours pour qu’une information capitale atteigne toute la planète. Pour les citoyens, ces informations, qui pouvaient signifier la fermeture d’une frontière, des opérations de répression d’un régime totalitaire, arrivaient en général avec le bruit des bottes. En disposer rapidement a parfois relevé d’une question de vie ou de mort.
De nos jours, voir un Masaï payer une chèvre avec un téléphone portable est devenu banal. On parle ici d’un Africain qui, il y a trente ans de ça, n’aurait jamais rêvé disposer d’une ligne téléphonique.
Si l’on parle de mondialisation, c’est parce qu’actuellement, les décisions économiques d’acteurs d’un continent impactent directement et rapidement d’autres individus d’un autre continent, à des milliers de kilomètres de là. Les inondations récentes en Thaïlande ont ainsi provoqué une hausse du prix des disques durs dans les heures qui ont suivi.
Cette rapidité informationnelle amoindrit de façon importante le pouvoir du politicien, du journaliste et du détenteur initial de l’information. Il est certes au courant avant tout le monde, mais si peu avant qu’il lui est difficile de capitaliser sur cette avance.
Secundo, la connaissance du reste du monde s’améliore grandement.
Les individus, par leurs contacts directs et répétés, à bas coût, avec le reste du monde, peuvent apprécier à leur juste valeur ce qu’ils obtiennent, localement, en l’échange de leur travail. Les exemples abondent par milliers : il est maintenant aisé de se procurer des biens fabriqués à l’autre bout du monde moins cher que ceux qu’on trouve localement. Il est de plus en plus facile de comparer les qualités et défauts de plusieurs produits de provenances différentes et d’y affecter une valeur plus proche de ses propres besoins.
Cette comparaison s’étend aussi à la politique : on peut ainsi comparer facilement les politiques économiques et sociales des pays entre eux, avec un nombre toujours croissant de témoignages directs, d’indicateurs dont la fiabilité aura été testée par une quantité immense d’acteurs. Les citoyens deviennent ainsi conscient que différents modèles de sociétés sont possibles ; qu’il n’existe pas qu’une seule façon de collecter l’impôt ; qu’il peut être mieux réparti ; que les législations trop complexes entraînent des comportements contre-productifs ; qu’en matière d’assurances diverses, les modèles qui nous sont présentés comme les meilleurs ne le sont pas, loin s’en faut ; etc…
Bref : avec l’avènement de la société de l’information, il devient plus difficile pour le politicien de faire passer ses idées comme novatrices ou bénéfiques alors qu’il est aisé de voir que ce sont de vieilles lunes qui n’ont jamais produit de résultats positifs.
(Bien sûr, cette pénétration de la connaissance globale reste progressive et dépend, avant tout, d’un acte volontaire des individus ; mais comme pour tout le reste, le temps joue ici en faveur de cette pénétration.)
Tertio, la mémoire de l’Humanité devient inaltérable.
Jusqu’à présent, les vainqueurs écrivaient l’Histoire.
La société de l’information est en train de radicalement changer la donne : l’enregistrement de l’information est devenu si simple, si rapide qu’il est maintenant à la portée de tous. Et cet enregistrement est devenu si persistant dans le temps travestir la réalité devient impossible.
Bien sûr, il reste possible d’occulter une information, de créer une « vérité alternative » et la présenter de façon convaincante au public. Mais cette possibilité s’amenuise de jour en jour.
Pour rappel, la capacité d’échange bilatérale d’informations en réseau, en 1986, était estimée à 0,281 exaoctets (1 Eo = 1 milliard de Go). En 1993, elle montait à 0,471, atteignait 2,2 exaoctets en 2000 puis 65 en 2007. On est passé d’un monde, en 1986, où chaque personne sur la planète pouvait stocker un CD-ROM à peine plein (539 Mo), à un monde où chaque humain peut stocker plus d’une centaine de CD-ROM pleins.
Chaque jour, plus de personnes peuvent enregistrer un fait, un événement, le sauver et le distribuer à un nombre colossal de personnes, presqu’instantanément. Chaque jour, toujours plus d’informations sont produites, échangées, et surtout stockées ; les données importantes ou populaires sont maintenant tellement répliquées qu’elles deviennent, virtuellement, impossibles à faire disparaître. Un événement comme le 11 septembre 2001, qui paraît pourtant si proche, ne serait pas retransmis aujourd’hui de la même façon, et pas par le même nombre de personnes, qu’à l’époque : en septembre 2001, faible était le nombre de personnes disposant d’un téléphone portable permettant de faire des vidéos ou des photos…
Une des conséquences est qu’à présent, chaque politicien doit batailler pour leur faire oublier ce qu’il pouvait dire quelques temps auparavant. Les vidéos dans lesquelles ils se contredisent à quelques mois d’intervalle sont foison.
Le mensonge politique, auparavant difficile à débusquer puisqu’il demandait d’aller fouiller dans des archives de journaux pénibles à manipuler et à atteindre, ou des archives vidéos inaccessibles, devient maintenant exposé à la vue de tous et largement diffusé.
Si l’impact sur le militant est modeste, sur l’homme de la rue, dont l’opinion fluctue au gré de l’humeur, ce genre d’informations devient déterminant et explique la montée de l’abstention, des extrêmes et la volatilité des sondages.
Face à ça, la réaction politicienne est totalement inadaptée.
Face à cette nouvelle donne informationnelle, la réaction des politiciens fut d’abord l’ignorance, puis le refus catégorique de changer.
On fait souvent références aux campagnes américaines très ancrées sur internet. Mais la réalité est que les candidats girouettes (les plus fréquents) ont bien du mal à laisser autre chose qu’un goût amer dans la bouche de leurs militants. Le différentiel de support internet entre un Romney, un Obama et celui obtenu par Ron Paul est flagrant.
En France, il en va de même avec, en plus, le biais culturel traditionnel : nos politiciens n’ont aucune culture technologique. La gestion de l’information traditionnelle (eux devant des journalistes) est si différente de l’information latérale, aplatie, qu’offre Internet qu’ils se placent en réaction plutôt qu’en action. D’ailleurs, lorsqu’on évoque Internet, ces clowns évoquent d’abord les questions de propriété légale (HADOPI ou DADVSI, parfois, rarement ACTA). Pour eux, c’est juste « un espace de plus à réguler ».
Aucun des candidats actuels ne peut prétendre à autre chose que du mépris de la part des internautes. Sarkozy traîne une longue liste de casseroles législatives. Hollande, à son habitude, tergiverse et rien n’indique qu’il supprimera HADOPI. Tous rêvent en fait de museler ce canal pour qu’enfin, ils ne soient plus renvoyés à leurs déclarations contradictoires.
Bien sûr, la censure est officiellement à l’index (N’y pensons pas, démocratie / liberté d’expression / pas de ça chez nous). Mais les récentes affaires (Anonymous et DCRI, Pirate Sourcil et tant d’autres) démontrent que l’arbitraire est encore de mise : on n’hésitera pas à qualifier de pédophile ou de terroriste celui qu’on voudra museler.
Et ce désir d’avenir de censure est présent parce que les politiciens savent fort bien que ces nouvelles technologies signent, à moyen ou long terme, la fin de leur pouvoir exorbitant.
Quelle prospective peut-on en tirer ?
À partir de l’ensemble des observations effectuées ci-dessus, on peut tirer quelques enseignements.
À mesure que ces technologies s’insèreront dans le tissus social, les citoyens prendront conscience que leur action sur le monde, celui qui les entoure directement et celui de l’autre bout de la planète, ne nécessite qu’assez peu d’intermédiaires, et en tout cas, certainement pas les institutions étatiques, qui apparaîtront comme des parasites ou des obstacles. Un exemple concret est qu’actuellement, pour lancer un organe de presse, il n’y a plus besoin de passer par aucune démarche complexe administrative. Un autre en est la stupéfiante pénétration des téléphones portables en Afrique, qui ne doit rien aux institutions étatiques sur place, pour la plupart corrompues, et tout aux initiatives privées.
Cette perte de pouvoir va probablement générer des batailles homériques dont PIPA, ACTA, HADOPI sont les avatars actuels. Mais de même qu’aucune guerre n’a ralenti la course à l’information, les pitoyables tentatives des dirigeants pour empêcher les échanges libres d’informations entre tous les individus seront, in fine, vouée à l’échec.
Les politiciens devront se remettre en cause très vite. Fini, les positions girouettes. Finies, les promesses non suivies d’effet. Finies aussi, les petites magouilles car tout se sait éventuellement, et de plus en plus vite. Il faudra des politiciens plus constants et surtout plus honnêtes. Ou vraiment, vraiment plus malins.
Vous n’y croyez pas ?
Pourtant, la tendance s’installe. Dans certains pays, elle est déjà là. Dans d’autres, comme en France, il faudra manifestement attendre quelques années encore. Mais la politique du XXIème siècle ne pourra pas ressembler à celle du XXème.
C’est techniquement impossible.