AUPRÈS D’UN MORT, d'après Maupassant

Publié le 14 mars 2012 par Dubruel

 

Par hasard, hier,

Je rencontrai un ami de Schopenhauer.

 

Je ne l’aime pas, lui dis-je.

Ce jouisseur désabusé

Me donne le vertige.

Il a renversé

Les espoirs, les croyances, la poésie.

Par son irrésistible ironie

Ce sceptique a saccagé les illusions du cœur.

Ce philosophe moqueur

A ravagé la confiance des âmes

Et il a tué le culte de la femme.

 

L’homme me confia alors un de ses  souvenirs :

« Schopenhauer venait de mourir.

Nous l’avons veillé avec un ami.

Sa chambre était éclairée par deux bougies.

Sa figure n’était point changée.

Il nous semblait qu’il allait parler.

Sa pensée nous enveloppait.

Nous nous sentions plus que jamais

Possédés par lui, envahis

Par l’atmosphère de son génie.

 

Tout bas nous parlions de lui,

De son incomparable esprit,

Nous rappelant des préceptes surprenants.

Mais peu à peu nous devenions mal à l’aise,

Oppressés, défaillants :

L’odeur fort mauvaise,

Ecœurante, du corps décomposé

Nous envahissait.

Mon compagnon me proposa alors

De passer à-côté en laissant la porte

Entrebâillée

De telle sorte

Que nous puissions voir le mort

Et continuer de le veiller.

 

Au bout d’un moment,

Nous vîmes quelque chose de blanc

Courir sur le lit

Et tomber sur le tapis.

Un frisson nous passa dans les os.

Nos regards furent sur lui aussitôt.

-Tu as vu ?

-Oui, j’ai vu.

Demeurant saisi,

Je m’approchai du lit.

Les joues creusées,

La bouche serrée, il grimaçait.

Nous le regardions

Effarés comme devant une apparition.

Mon ami se pencha

Puis au bras me toucha :

Sous le fauteuil placé à coté du lit,

Tout blanc sur le sombre tapis

J’aperçus par terre…

Le râtelier de Schopenhauer ! 

 

Ce fait n’est pas issu de mon imagination.

Le travail de décomposition

Lui ayant desserré les mâchoires

L’avait fait jaillir de sa bouche.

Et il été tombé au pied de la couche.

 

Vous pouvez me croire ;

J’ai eu vraiment peur

Ce jour-là, monsieur. »

 

 

Sylvie LÉPAMAUR

 

Les sages ont leur bouche dans le cœur, et les sots ont leur cœur dans la bouche.

  1. Wydeville