Par hasard, hier,
Je rencontrai un ami de Schopenhauer.
Je ne l’aime pas, lui dis-je.
Ce jouisseur désabusé
Me donne le vertige.
Il a renversé
Les espoirs, les croyances, la poésie.
Par son irrésistible ironie
Ce sceptique a saccagé les illusions du cœur.
Ce philosophe moqueur
A ravagé la confiance des âmes
Et il a tué le culte de la femme.
L’homme me confia alors un de ses souvenirs :
« Schopenhauer venait de mourir.
Nous l’avons veillé avec un ami.
Sa chambre était éclairée par deux bougies.
Sa figure n’était point changée.
Il nous semblait qu’il allait parler.
Sa pensée nous enveloppait.
Nous nous sentions plus que jamais
Possédés par lui, envahis
Par l’atmosphère de son génie.
Tout bas nous parlions de lui,
De son incomparable esprit,
Nous rappelant des préceptes surprenants.
Mais peu à peu nous devenions mal à l’aise,
Oppressés, défaillants :
L’odeur fort mauvaise,
Ecœurante, du corps décomposé
Nous envahissait.
Mon compagnon me proposa alors
De passer à-côté en laissant la porte
Entrebâillée
De telle sorte
Que nous puissions voir le mort
Et continuer de le veiller.
Au bout d’un moment,
Nous vîmes quelque chose de blanc
Courir sur le lit
Et tomber sur le tapis.
Un frisson nous passa dans les os.
Nos regards furent sur lui aussitôt.
-Tu as vu ?
-Oui, j’ai vu.
Demeurant saisi,
Je m’approchai du lit.
Les joues creusées,
La bouche serrée, il grimaçait.
Nous le regardions
Effarés comme devant une apparition.
Mon ami se pencha
Puis au bras me toucha :
Sous le fauteuil placé à coté du lit,
Tout blanc sur le sombre tapis
J’aperçus par terre…
Le râtelier de Schopenhauer !
Ce fait n’est pas issu de mon imagination.
Le travail de décomposition
Lui ayant desserré les mâchoires
L’avait fait jaillir de sa bouche.
Et il été tombé au pied de la couche.
Vous pouvez me croire ;
J’ai eu vraiment peur
Ce jour-là, monsieur. »
Sylvie LÉPAMAUR
Les sages ont leur bouche dans le cœur, et les sots ont leur cœur dans la bouche.
- Wydeville