Morceaux choisis - A.François

Par Claude_amstutz

Annie François

Je ne veux plus lire. Tous ces personnages, ces bêtes, ces nuages, ces drames, ces paysages, ces aventures sordides ou magnifiques me suffoquent. Pourquoi ces histoires de substitution, ces voyages de papier, ces ersatz de passion, de crime? Je veux vivre. Echapper à la tyrannie de leur fiction. 

(Allons, du calme. Tu n'as qu'à lire tous les Que sais-je, par exemple.)

Qu'est-ce que je fuis si frénétiquement en lisant? Qu'est-ce que je me dissimule? Quel vide je comble? Quelle incroyable vacuité m'habite où tourbillonnent des nuées de titres approximatifs, de noms d'auteur écorchés, de lambeaux de citations fautives, où se catapultent des météores de références d'ouvrages à acheter? Assez. 

(Oui, assez. Assez d'enflure et d'emphase. Il y a des gens très normaux qui lisent vingt bouquins par semaine - et s'en souviennent - sans en faire tout un plat. Qu'est-ce que ce foin pour une petite overdose? Une semaine de sevrage dans le Massif central suffira: marcher tout le jour sur les traces de Stevenson (Voyage avec mon âne à travers les Cévennes, 193 pages) et danser la bourrée de nuit jusqu'à l'évanouissement pour résister à l'envie de lire avant de s'endormir. D'ailleurs, pourquoi employer les grands moyens? Tout concourt à ta guérison: le Divan s'est déjà exilé au profit de Dior; Compagnie est devenue une librairie non-fumeurs. La rente foncière et l'hygiénisme finiront par avoir raison de ta nausée, faute de nourriture.) 

Bien, récapitulons: qu'on me laisse mes yeux pour lire, mes mains pour tourner les pages et mes jambes pour courir les libraires. Et, par la même occasion, qu'on me laisse toute ma tête pour mesurer l'étendue de mon gâtisme. 

Annie François, Bouquiner - Autobiobibliographie (Coll. Points/Seuil, 2012)