hommage en écrivant ceci.
Peut-être à l'adolescent que j'étais, passant des après-midi entiers cloîtré dans sa chambre pour suivre les intenses géométries de Moebius, bâtir une muraille contre le morne quotidien. Peut-être à une époque qu'on a appelé « soixante-huit » afin de lui conserver toutes ses promesses, encloses dans la sécheresse d'un nombre. Peut-être à un dessinateur dont les lignes donnaient une forme impeccable à une existence floue de toute éternité.
Je laisse à d'autres le soin de disséquer et de cartographier les étapes du parcours et les influences de Moebius, ses œuvres majeures et sa place dans la hiérarchie des dessinateurs. Je ne suis pas un exégète ni n'ait vocation à l'être. Se mélangent en moi des fragments. Je peux juste livrer les quelques impressions persistantes qu'ils m'ont toujours procuré.
Comme ceux qui demeurent, une fois les fanfares de la com éteinte et l'incontinence journalistique apaisée, Moebius nous entretient d'un sujet essentiel et inévitable.
Regardez bien, ou plutôt laisser vos yeux se perdre dans ses espaces indéfinis, ses territoires off. Laissez vous dériver quelque part par là. Cela arrivera inévitablement quand les lignes vous suivront plus que vous ne les suivez. Vous pouvez aussi écouter le silence entre les notes de Miles, relire les baies asséchées ou englouties des catastrophes de Ballard, ou vous couler dans les pas des morts qui parlent chez Volodine.
Quelque chose de fatal est à l’œuvre, au croisement des personnages et des décors, au confluent de la pureté grandiose des éden vacants et du farfelu divin.
Depuis ses débuts l'être, dans les univers de Moebius, est un accident. Il y est projeté, égaré,ennuyé, figé, jamais réellement accordé. Cet être, pour aussi beau qu'il soit, incarne la faille, l'incomplétude, le désir dans un monde qui n'en a rien à faire. Corps sculpturaux, séduisants n'en peuvent mais. L'être de Moebius s'est généralement trompé de porte. Face à la perfection, il incarne la vie.
L'erreur, l'égarement et l'inachèvement signifie l'humanité et son existence vouée à se chercher une forme et un sens. La mort, aussi bien. A l'horizon événementiel et symbolique de la vie il y a toujours la même présence en forme d'absence.
Les zones de Moebius sont des mausolées hyper-modernes qui convoquent la vie et s'amusent à lui imposer la grandeur. Les corps de Moebius fonctionnent à l'imitation. La perfection d'un sein répond à la courbe magnifique d'une planète, un sexe parfaitement érigé réplique un vaisseau glissant dans l'hyper-espace lactescent. La perfection se reproduit encore et encore jusqu'à s'effondrer sous le poids de sa grâce. Elle sécrète une ambre terminale, que nous connaissons bien. Moebius dessine l'alpha et l'omega, le berceau de la vie et la scène du crime originel. L'aimer ou le détester, d'accord. Mais comment l'oublier ?..
Aujourd'hui Moebius a cessé de tirer le fil au-dessus de l’abîme. C'est une part de nous-mêmes et de cette assurance mélancolique d'une génération qui s'en va.
Ce n'est pas grave, nous serons toujours plus de Moebius à danser dans le noir en dessinant sur notre espace intérieur les réserves dont nous avons tant besoin pour conjurer la faim.