Le ministre turc des affaires européennes, M. Egemen Bagis, vient d'évoquer les options possibles pour résoudre le problème chypriote : réunification, partition, ou annexion. C'est bien évidemment le dernier mot qui choque le plus. Il dépasse le cas de Chypre pour poser une question européenne.
En effet, au-delà du cas chypriote (on lira avec beaucoup d'intérêt le billet de Robert Ellis sur le sujet), je constate que la question des frontières se repose, de ci, de là, dans toute l'Europe. Le phénomène n'est plus simplement marginal.
1/ Souvent, il s'agit de partition :
- éclatement soviétique en 1991
- éclatement yougoslave en 1992
- divorce "de velours" (même si ce fut un recul) en Tchécoslovaquie en 1993
2/ Pour autant, on voit désormais des signes différents. Il s'agit tout d'abord des revendications indépendantistes :
- déclaration du gouverneur catalan sur l'éventuel référendum sur l'indépendance
- déclaration du gouvernement écossais d'un référendum annoncé sur l'indépendance.
- quant au cas belge, admettra-t-on qu'il ne s'agit que de partie remise ?
3/ Au fond, l'exemple récent qui crée un précédent est le cas du Kossovo :
- on peut y voir "simplement" une partition, comme le Monténégro d'avec la Serbie.
- Toutefois, la souveraineté du nouvel État n'est pas acquise, et en tout cas pas formellement acceptée par la Serbie ou, tout simplement, par les Serbes du Kossovo : au point qu'on entrevoit une possibilité, celle du fractionnement du Kossovo, avec une partie septentrionale (au nord de Mitrovica) qui pourrait jouer la carte de l'irrédentisme. Alors, il ne s'agirait plus seulement de frontières intérieures (d'habitude soit héritières d'un État préexistant, soit limites administratives élevées au rang de frontières internationales) mais bel et bien de la création de frontière nouvelle.
- le cas rappellerait le cas bosnien, avec cette fameuse "limite inter-entité", frontière intérieure plus solide que bien des frontières extérieures.
4/ La nouveauté de la déclaration turque, c'est l'emploi du mot "annexion". Je n'évoquerai pas le cas chypriote qui mériterait à lui seul une analyse (au regard non seulement de la Turquie, mais aussi de l'UE, de l'Otan, de la crise économique, des découvertes pétrolières en Méditerranée ...)
- on pense immédiatement aux cas de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud, "indépendantes" à la suite de la guerre russo-géorgienne de l'été 2008. Les habitants des deux pays "indépendants" viennent de recevoir un passeport russe.... S'il y a annexion de fait (ou presque..), le mot n'est pas prononcé
- dans le cas chypriote, le mot l'est. On me dira que c'est de la provocation, une déclaration rhétorique pour forcer à avancer, etc... Je ne déconsidère pas les raisons diplomatiques. Il reste que géopolitiquement, le mot est tout sauf anodin.
En 2012, un État peut parler d'annexion à propos du territoire d'un État européen. Au fond, le principe qui valait pour l'Union africaine (intangibilité des frontières à l'issue des indépendances) ; ce principe qui avait été, peu ou prou et sauf exceptions de partition (Timor, Soudan, Érythrée, ...) étendu au monde entier ; ce principe qui, sotto voce, constituait un principe géopolitique européen (car au fond, voici le projet sous-jacent de l'UE, celui de la stabilisation des frontières pour éviter toute occasion de guerre) ; ce principe, celui de l'intangibilité des frontières européennes, ce principe est subrepticement menacé.
Ceci est lourd de menaces : l'Europe peut connaître, à nouveau, l'histoire...
O. Kempf