La poésie est morte, vive la poésie !
Certains se sont émus d’un article récemment paru dans Le Monde qui semblait enterrer la poésie, genre littéraire jugé passéiste et ringard, tout en reconnaissant certains de ses surgeons tardifs : le slam par exemple, version remise au goût du jour en 1986 par Marc Smith de la poésie orale que professaient déjà les Beats dès 1955 à San Francisco. Ou pourquoi pas la publicité.
Situation d’un genre mal aimé : à l’extérieur, la poésie suscite au mieux l’indifférence du public (on compte plus de poètes que de lecteurs de poésie), au pire l’agacement devant un élitisme confus, un nombrilisme névrotique vaguement niais, un ressassement thématique convenu, une pose sans influence notable sur le cours des choses. A peine 600 parutions par an pour des tirages ultra-confidentiels et une économie impossible. D’autres pays, comme la Norvège, offrent des bourses aux poètes, et l’Etat achète pour les bibliothèques un bon millier d’exemplaires par parution. Ce n’est pas le cas de la France où le seul énoncé de l’activité de poète provoque invariablement des pincements de nez et des sourires compassionnels.
A l’intérieur, la poésie compte autant d’experts en poésie que de poètes, tous prompts à offrir des définitions plus péremptoires les unes que les autres. La poésie, c’est… Violence plus que sagesse au programme : car il n’y a pas plus avide de pouvoir et de reconnaissance que les acteurs qui oeuvrent dans les univers symboliques. J’ai pour ma part toujours préféré un salopard commerçant ou homme d’affaires à un salopard poète. A celui-là je ne trouve aucune circonstance atténuante.
Le culte de l’acte, de l’action, a démonétisé la parole. Il faut retrouver là ce vieux vocable de khâgneux : l’effet « performatif » du langage est précisément ce moment où dire, c’est faire (Relire Austin). Si la mode persiste encore à cliver la parole et l’action, on sait que ce n’est là qu’idéologie visant à instaurer le diktat de la raison instrumentale, et donc obéissante, méprisant les désordres créatifs de plus hauts territoires de l’esprit.
Retrouver des clartés, c’est se désengager de la langue courante, surabondante et cadenassée, des média. Sartre : « Le poète est celui qui refuse d’utiliser le langage ». Sortir de l’instrumentation du sens, toujours contingent. Revenir vers l’opaque de la langue, errer dans son inextricable, ainsi que le préconisait Edouard Glissant. Ne pas « vouloir dire » trop tôt. Inventer des usages imprévus ; et que dans cet imprévu se reconnaissent de nouvelles tribus.
La parole poétique possède une vertu curative et libératrice. C’est ce que démontrent les ateliers d’écriture en milieu carcéral, qui produisent des effets étonnants. C’est la dimension « chamanique », voyante et guérisseuse, de la langue. Une dimension aujourd’hui oubliée, où ce qui compte n’est ni le mot ni sa signification, mais l’état d’esprit qu’il suscite chez celui qui écoute.
En attribuant le Prix Nobel de Littérature au poète suédois Tomas Tranströmer, l’époque reconnaît à la poésie sa place, même si elle hésite : musée ou mausolée ? Pourtant tout indique que la poésie résiste bel et bien : dans un graffiti spontané sur un mur, une affiche détournée, une faille de la langue qu’un quidam a tenté d’élargir.
Quant au web, il maintient à son plus beau niveau l’exigence poétique, que ce soit chez Poézibao, Terre des Femmes, Les Cahiers d’Eucharis… A suivre ces impeccables travaux en ligne on se dit que la poésie n’est décidément pas prête de fermer ses portes pour cessation d’activité.
Car il faut se souvenir, en ces temps de basse politique, qu’avant d’être un slogan, « Changer la vie » fut parole de poète, et pas des moindres. Arthur Rimbaud est passé par là.