J’avais beaucoup aimé « Les heures silencieuses » de Gaëlle Josse, joli roman basé sur un tableau d’Emmanuel de Witte. Je m’étais promis de me jeter sur la deuxième publication de l’auteure, certain qu’elle n’en était qu’au début de son parcours littéraire. Je n’ai pas dû guetter bien longtemps ce nouvel opus ; avant même que son existence me fût connue, il m’était proposé par l’éditeur, que je remercie. Mais une angoisse m’a étreint tout à coup. Et s’il n’était pas aussi bon que le premier ? J’en serais réduit à une grande déconvenue, et à l’angoisse de devoir faire un billet mitigé. Or voilà qu’une enveloppe arrive trois jours plus tard… Accompagnée d’un gentil mot de l’auteure. L’angoisse redouble. Avec des paroles si aimables à mon égard, comment pourrais-je encore en dire du mal ? Il le faut pourtant. Je me dois d’être sincère, c’est dans ma nature, et si je me montre trop positif, il se trouvera un ou l’autre lecteur pour venir m’accuser d’être dithyrambique et de manquer d’objectivité.
Me voilà donc plongé avec crainte dans ce petit livre, un peu fébrile. Et l’angoisse est de plus en plus forte. Dès les premières pages, on est désorienté. Où est donc passée l’écriture poétique de l’auteure ? Nous sommes ici dans le factuel, porté par un style qui ne manque pas de qualités, mais a priori moins lyrique.
Le personnage principal, Jacques Vallier, est un pianiste de renommée mondiale. Il nous parle avec une certaine précipitation. Dans un premier temps, il évoque sans s’appesantir son site Internet de musicien et les nombreux mails qu’il reçoit, dont un en particulier attire son attention. Il est envoyé par l’infirmier d’un centre psychiatrique. Une de ses patientes écoute, à longueur de journée, des CD de Vallier interprétant Schumann. Pour le pianiste, il n’y a pas de doute, cette patiente psychotique ne peut être que Sophie, son grand amour. En moi l’angoisse remonte. Je n’accroche pas du tout à cette lecture. Ce Vallier me semble bizarre, je ne comprends pas sa motivation, comment il a fait pour corréler ce mail laconique et sa Sophie, comment il fait pour trouver les coordonnées de l’infirmier, dont aucun annuaire et aucune recherche ne donne la moindre trace. Mais c’est ainsi, il faudra bien l’admettre. Vallier se retrouve face à l’infirmier, il lui explique qu’il a bien connu Sophie, qu’il veut l’aider. L’infirmier est sceptique. Qui est ce Vallier ? Comment Sophie va-t-elle vivre leurs retrouvailles ? Elle pourrait plonger dans un état de torpeur ou de folie plus intense… Vallier va devoir rencontrer les médecins et les convaincre qu’il peut jouer un rôle dans la guérison de Sophie.
Mais comment Sophie et Jacques Vallier se sont-ils connus ? Pourquoi leurs chemins se sont-ils séparés si brutalement, vers la démence pour l’une, la gloire pour l’autre ? Pourquoi le pianiste est-il rongé de remords ? En dire plus serait dévoiler l’intrigue qui est bien plus profonde qu’il ne parait… Eh bien, me voilà rassuré tout à coup. Une sorte de magie opère lentement, vers un tiers de l’histoire. Les personnages prennent de l’ampleur et de la consistance. Leurs tourments suscitent chez un lecteur sensible un véritable intérêt, une passion même. D’autant que d’autres personnes viennent donner du corps au récit, tel Zev, un vieux luthier reclus, à qui Sophie donnait toute son âme. Peu à peu, c’est toute une ambiance qui s’installe, un entrelacs de destins. Magnifique, cet amour qui se dissout dans les affres de la folie, mais reste ardent. Quelle magnificence dans ces destins meurtris, dans l’âme de ce pianiste qui bat sa coulpe avec déraison. Quelle beauté dans cette quête du pardon !
En toute honnêteté, voici un roman court, où tout est dit avec justesse et finesse, sans pathos et effets de style. Je suis rassuré, l’auteure mérite trois étoiles, ou plutôt trois
. Je n’ai pu le lâcher qu’au dernier mot, à trois heures du matin (certes je lis souvent jusque deux heures). Il y a une sorcellerie littéraire qui nous maintient dans un monde secret, celui que seul un bon roman peut dessiner.« À terre, un pot de peinture blanche et un pinceau. Peut-être cela m’impressionna-t-il davantage que le regard absent de Sophie et sa silhouette amaigrie perdue dans ce pull immense. Elle avait renoncé à la couleur, au geste projeté sur la toile, à leur fusion dans l’espace. Elle avait renoncé à elle-même, à tout, sauf à m’écouter jouer. Par la musique, je remplissais ses jours et ses heures, chaque note comme un infime maillon d’une chaîne dont je ne savais si elle l’aidait à vivre ou l’en empêchait. Attente insensée ou consolation ? Comment savoir ? »
Nos vies désaccordées de Gaëlle Josse. Éditions Autrement
Date de parution : 08/03/2012