Pierre Bayard né en 1954 est professeur de littérature française et psychanalyste, il est l’auteur de nombreux essais.
Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? Un tel titre pourrait laisser entendre qu’on va lire un bouquin écrit par un amuseur public, listant tous les trucs et astuces répertoriés permettant de rédiger à peu de frais le bouquin du voyageur immobile. Or ce serait une grave erreur, le propos de l’auteur est beaucoup plus profond, derrière la provocation du titre se cache une réflexion particulièrement intéressante.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire à première vue, et Pierre Bayard va s’employer à le démontrer tout au long de cet essai, il est tout à fait possible de discuter d’endroits où l’on n’est jamais allés, et même mieux encore, c’est peut-être quand on n’y a jamais mis les pieds qu’on peut le mieux en parler, grâce à ce qu’il nomme « la vision d’ensemble », une vision synthétique d’un être ou d’un objet, qui ne s’arrête pas au détail, mais tente d’en saisir, au-delà des apparences, l’essence profonde.
Pierre Bayard s’appuie sur de nombreux exemples tirés ou non de la littérature comme Marco Polo ou Chateaubriand pour ne citer que les plus connus, qui écrivirent de bien belles pages sur des lieux où ils ne mirent jamais les pieds contrairement à ce qu’ils laissaient croire. Mais au-delà du simple récit de voyage « bidonné » qu’il ne critique pas d’ailleurs, il pousse le bouchon plus loin encore lorsqu’il prouve qu’au contraire, c’est le fait d’avoir « inventé » ou plutôt reconstruit intellectuellement une vérité non vue qui est plus bénéfique.
Il prend pour exemple, Margaret Mead, une célèbre anthropologue qui rédigea une étude sur la sexualité à partir d’une enquête sur les Samoans. Après quelques jours à peine en leur compagnie, elle s’installa plus confortablement chez des américains vivant à proximité et là, elle recevait de jeunes femmes indigènes pour enregistrer leurs récits liés à leurs coutumes. Or, outre le fait que l’anthropologue ne parlait pas leur langue correctement et que les autochtones la baratinaient totalement, Margaret Mead réussit à écrire une étude fantasmée qui néanmoins reflétait « une certaine vérité de leur discours et de leur histoire qu’elle a su capter en filigrane ».
De même que Pierre Lazareff qui doutait de la réalité do voyage effectué par le poète Blaise Cendrars dans le Transsibérien, se voit répliquer « Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque je vous l’ai fait prendre à tous ! » on en déduira avec l’auteur, « que notre ignorance partielle ou complète d’un sujet n’est pas nécessairement un handicap pour en discuter avec pertinence, et peut même être utilisée dans le dessein d’une meilleure connaissance du monde. »
Le livre n’est pas très épais, 150 pages, Pierre Bayard semble pourtant un peu tirer à la ligne parfois, mais il ouvre des pistes de réflexion réellement passionnantes. Idées qui m’avaient déjà traversé l’esprit depuis longtemps quand par exemple, j’écoute les récits de voyages fait par des connaissances revenant de pays que je ne connais pas moi-même. Ce qu’ils ont vu ou retenu de ces expéditions, eux qui y ont mis les pieds, me semble inférieur à ce que moi j’en sais par mes simples lectures.
« Comment ne pas se demander ainsi dans la lecture des œuvres littéraires, face à certaines descriptions atypiques de villes ou de paysages, à certaines représentations de traits physiques singuliers ou de vêtements qui ne semblent pas correspondre au lieu décrit, si certaines parties d’autres mondes que celui que l’écrivain croit sincèrement décrire n’auraient pas, sans qu’il le sache, glissé dans son œuvre ? »
Pierre Bayard Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? Les Editions de Minuit