Les quartiers de noblesse plantés entre le singulier écrivain et l'anonyme écrivant demeurent férocement disputés.Celui qui gratte et celui qui écrit.
Deux enjeux fondamentaux, l'homme et la société. Deux objectifs. Réalisation intérieure et distinction sociale.
Entre l'écrivain à romans sur rue et le comptable chez William Saurin disposant chaque jour une demi-page de sensations pour les tirer à vingt exemplaires envoyés au jour de l'an aux connaissances et proches, on connaît l'issue du match distinctif. Au plan sociétal, l'écrivain écrase l'écrivant.
Ego. Certains hommes naîtraient enfin, sortiraient de la boue d'une existence par la vertu de l'écriture. Vertu thérapeutico-symbolique nommée par Cyrulnik « résilience ». Match nul, l'écrivant peut se prévaloir autant de ce parcours que son confrère dans la lumière. Il n'y a pas de compteur ni de curseur pour valider de bonnes, de légitimes résiliences.
Quand le statut et la stature n'ont pas tranché le différent, on rameute le gros des troupes, les critères quantitatifs.
Le pro, c'est une régularité, une machine à produire. Écoutez-les, lisez-les : au moins une page par jour, entre trois et huit heures au bureau (Djian) et même plus pour certain(e)s. De la sueur en veux-tu, en voilà. Et ça paye. Commandes et ventes sont au rendez-vous. Le public est là, et c'est bien lui qui, en achetant ses livres, façonne la forme de l'écrivain comme Christo entoure les ponts.
De toute façon, le pro est reconnu par ceux qui savent, les éditeurs, les critiques. Et parfois même par d'autres écrivains qui arrivent à transcender leur ego ou qui aiment monter sur les épaules des géants.
Fiabilité, quantité, notoriété. C'est ça un écrivain. Quelques rétro-commissions indéniables valident le système, et c'est tant mieux.
Sur l'autre versant de la réalité, on ne cède ni ne rétrocède.
Nos armées sans étiquette s'investissent à peu près sur les mêmes terrains. On l'a vu, la résilience peut être aussi majeure pour eux que pour l'écrivain reconnu. Elle ne sera pas popularisée, c'est vrai. Mais le match reste équilibré dans ce paradigme secret.
Socialement, l'écrivant pratique le judo. L'écrivain est fort, qu'à cela ne tienne. Il retourne ses arguments contre lui.
La notoriété, l'écrivain en est esclave affirme l'écrivant. Prêt à faire tout ce que désire son public pourvu qu'il reste auprès de lui. L'écrivant surfe dans l'ombre sur sa belle âme indépendante qui ne se soucie pas de calibrer mainstream son produit, mais de coucher une singularité sur le papier. L'écrivant ne vend pas, mais son œuvre à un prix, un moteur, une exigence : la liberté.
Et les fameux pairs que l'écrivain appelle à son secours, l'éditeur, le libraire, le critique, ils sont tous empêtrés dans la chaîne du profit. Incapables, peu soucieux même de juger et de distinguer. Ils produisent, diffusent et valorisent des ouvrages calibrés, à l'écriture blanche, flacons d'eau de fleur d'oranger avec petits nœuds Goncourt, Renaudot, Inter... L'écrivain s'appelle profit, son corps sera bientôt à nu sur les écrans, sa plume n'en finira pas de tomber dans le ruisseau, c'est la faute aux euros.
L'ombre est une garantie de vie, l'espérance qu'il n'y aura pas de distraction dans le cheminement ascétique et néanmoins désordonné de l'écrivant. Sa plume, il n'en vit pas, voilà pourquoi elle vit, se répète-t-il quand le soir tombe.