Comme à chaque élection présidentielle, le Front National fait planer le suspense sur sa participation au scrutin. Non pas que Marine Le Pen ou dans le passé son père éprouvent des appréhensions à l’idée d’affronter le suffrage universel, bien au contraire. Ce sont plutôt les conditions requises pour se présenter qui semblent leur poser problème, au premier rang desquels les fameux parrainages de 500 élus locaux. Il s’agit certes là d’une rengaine entendue à chaque scrutin depuis 1995 au moins, et on ignore dans quelle mesure elle correspond à la réalité : Marine Le Pen utilise-t-elle ce sujet afin d’illustrer son positionnement anti-élites et de s’assurer une présence médiatique alors que la campagne semble se concentrer sur François Hollande et Nicolas Sarkozy ? Ou bien s’agit-il d’une preuve que la dédiabolisation du FN ne fonctionne pas aussi bien que les médias veulent bien le dire, les élus locaux restant très réticents à afficher leur soutien à ce parti ?
Il n’en reste pas moins que cette absence de Marine Le Pen de l’élection présidentielle reste de l’ordre du possible, et que ses conséquences paraissent difficiles à mesurer, d’autant qu’une configuration dans laquelle l’extrême-droite ne s’est pas présentée est inédite en France depuis 1981.
Un premier tour qui s’annonce plus ouvert
En tout état de cause, une absence de Marine Le Pen aurait des conséquences importantes sur l’état des forces au premier tour. Trois instituts ont testé cette hypothèse. Pour l’IFOP, le principal bénéficiaire en serait incontestablement Nicolas Sarkozy : il progresserait de 8,5 points par rapport à une situation ou la Présidente du FN serait candidate, et arriverait à égalité avec le candidat socialiste (33% chacun), lequel n’engrangeant que 3,5 points supplémentaires. Seul François Bayrou tirerait aussi son épingle du jeu en récupérant 4,5 points, mais avec 17% des voix, il resterait bien éloigné des deux principaux candidats.
Les deux autres instituts sont cependant plus mesurés. IPSOS montre ainsi que Nicolas Sarkozy ne gagnerait que 3,5 points dans une telle configuration, et resterait loin derrière François Hollande avec 28,5% des voix contre 33,5% au candidat socialiste (+1,5 point). Pire, BVA indique que le Président de la République gagnerait autant (ou aussi peu) que le candidat socialiste, soit 3 points, et que l’écart entre eux atteindrait 8 points !
Ces enquêtes sont toutefois à prendre avec prudence puisqu’elles elles ont été réalisées au début du mois de février. Or, les intentions de vote entre François Hollande et Nicolas Sarkozy se sont sensiblement resserrées depuis, à la fois du fait de l’entrée en campagne du Président sortant et surtout du retrait de plusieurs petits candidats de droite (Christine Boutin, Hervé Morin, Frédéric Nihous). C’est donc l’étude de l’IFOP qui semble la plus proche de la réalité puisqu’elle ignore aussi ces candidatures avortées, même si elle semble donner à Nicolas Sarkozy une part très importante du vote FN (8,5 points contre 3 et 3,5 points pour les deux autres instituts).
Un premier tour serré entre le candidat socialiste et le Président sortant où celui-ci pourrait même envisager d’arriver en tête serait considéré comme une divine surprise à l’Élysée. Les conseillers de Nicolas Sarkozy estiment en effet que c’est là une condition sine qua non de sa réélection. Il est vrai que sous la Vème République, les Présidents s’étant à nouveau présenté sont toujours sortis vainqueurs du premier tour, sans que cela garantisse forcément leur victoire finale, comme le montre l’exemple de Valéry Giscard d’Estaing en 1981…
De ce point de vue, la démarche présidentielle semble assez rationnelle, et elle s’est articulée en deux temps. Quand la candidature de Marine Le Pen paraissait certaine et qu’elle était très haute dans les sondages (à partir de janvier 2011), les conseillers de Nicolas Sarkozy avaient probablement abandonné l’idée de conquérir les catégories populaires et cherchaient avant tout à mettre la barre au centre en adoptant une image plus présidentielle et en mettant en avant le courage et le sens des responsabilités du Président face à la crise. Quand il est devenu clair que cette stratégie ne prenait pas dans l’opinion, et quand parallèlement la possibilité que le Front National soit absent de l’élection est apparue, le revirement a été brutal : coup de barre à droite pour réunir son camp et fixation sur les enjeux « culturels » afin de conquérir l’électorat frontiste. Cela qui est sans doute la meilleure stratégie pour virer en tête au premier tour, mais risque d’être insuffisant pour gagner au second : on peut en effet douter que les deux semaines de l’entre-deux-tours suffiront à Nicolas Sarkozy pour faire revenir à lui les électeurs centristes.
Pas de modifications dans la dynamique du second tour
De plus, l’absence de Marine Le Pen provoquerait une inversion du rapport gauche-droite au premier tour, avec des conséquences très importantes sur le second tour. Alors qu’en France la droite était structurellement majoritaire au premier tour de chaque élection entre 1984 et 2008, elle se retrouverait pour la première fois minoritaire lors d’une élection à enjeu national après ses échecs aux municipales, européennes, régionales et cantonales de ces dernières années. En effet, une grande partie des électeurs du Front National, auparavant comptabilisés à droite, se dirigeraient vers la gauche ou le centre : la gauche récupérerait entre 6 et 6,5 points, le centre de 3,5 à 4,5 points, et la droite ne conserverait que de 6 à 10,5 points.
Ainsi, le rapport gauche/droite serait exactement inversé par rapport à une situation où Marine Le Pen serait candidate : la gauche obtiendrait entre 47% et 50,5% des voix au premier tour, la droite étant limitée à 33% à 36% des voix. On mesure l’ampleur du changement en rappelant qu’en 2007, la gauche n’avait eu que 36% des voix au premier tour, contre 45,2% pour la droite. Les dernières intentions de vote incluant la Présidente du Front National parmi les candidats montrent quant à elles que la droite recueillerait de 39,5% à 46% des suffrages, contre 40% à 45,5% pour la gauche.
Il serait difficile à Nicolas Sarkozy d’attirer à lui ces électeurs frontistes réfugiés à gauche, d’autant qu’une partie non négligeable d’entre-deux (entre 15% et 30% d’après les reports de voix publiés par les instituts) voteraient quoiqu’il en soit pour le candidat socialiste au second tour. On note que les deux instituts qui ont interrogé les sondés sur les seconds tours après avoir testé le premier tour sans Marine Le Pen enregistrent des résultats conformes aux résultats classiques, c’est-à-dire marqués par une très nette victoire de François Hollande : 58% contre 42% pour BVA, 59% contre 41% pour IPSOS. Ainsi, le changement de configuration esquissé au premier tour n’aurait pas de conséquence sur le second, conséquence de la forte cristallisation des électeurs à quelques semaines du scrutin.
Un retour de bâton pour l’UMP aux législatives ?
Surtout, une absence de Marine Le Pen de l’élection présidentielle risquerait d’avoir des conséquences fâcheuses pour les députés de l’UMP aux législatives de juin, surtout dans la perspective d’une élection de François Hollande. La gauche bénéficierait sans doute alors d’une dynamique forte, tout comme la droite avait pu en profiter en 2002 et 2007, s’octroyant des majorités très confortables.
De plus, il existe en France un électorat qui se situe à mi-chemin entre la droite parlementaire et le Front National, et qui généralement vote en faveur du candidat frontiste au premier tour de la présidentielle, puis se prononce pour le candidat de la droite modérée au second tour et aux élections législatives si elles ont lieu dans la foulée. Pour ces électeurs, le vote FN sert à envoyer un signal à la droite de gouvernement sur le type de politiques publiques qu’ils souhaitent voir mises en place. Une fois ce signal envoyé, le gros de cet électorat retourne dans le giron de la droite modérée, plutôt que de risquer voir la gauche s’emparer du pouvoir.
Ainsi, lors des élections législatives de 2007, l’institut CSA montrait que 36% des électeurs de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle avaient choisi un candidat UMP ou de la droite parlementaire. Ce chiffre varie selon les instituts (22% selon IPSOS, 33% pour LH2) mais il atteste l’existence de cet électorat mouvant, situé aux frontières de la droite parlementaire et de la droite radicale. On retrouve le même phénomène lors des élections législatives de 1988 et de 2002, qui avaient eu lieu dans la foulée du scrutin présidentiel. En 2002, ce transfert a même eu lieu dès le second tour de la présidentielle, étant donné la configuration particulière de l’offre politique : près du quart des électeurs de Jean-Marie Le Pen au premier tour se sont reportés sur Jacques Chirac au second tour (22% selon un sondage réalisé le soir de l’élection par TNS Sofres, alors que leur candidat initial restait pourtant en lice.
En cas d’absence de Marine Le Pen, ces électeurs ne pourraient signifier aux présidentielles leur mécontentement par rapport à un bilan qu’ils jugeraient trop modéré. Ils risquent alors de profiter des législatives pour faire entendre leur voix en choisissant les candidats frontistes. Les députés UMP sortant pourraient alors craindre pour leur réélection, surtout dans les zones où cet électorat mouvant est le mieux représenté, au sud-est de la France. Si dans le même temps, le Parti socialiste et Europe Écologie-Les Verts parviennent comme en 1997 à conclure une alliance dès le premier tour avec le Front de Gauche, on peut s’attendre à des triangulaires très nombreuses, qui favoriseront sans doute la gauche.
Ainsi, une éventuelle absence de Marine Le Pen de l’élection présidentielle n’en changerait probablement pas le résultat final. Au moins aurait-elle l’avantage pour Nicolas Sarkozy d’écarter définitivement la possibilité d’une défaite humiliante dès le premier tour. Mais l’effet le plus tangible de cette absence pourrait être ressenti aux élections législatives de juin, favorisant l’alternance à gauche.