Fruits pourris du capitalisme ? (sombre Russie, suite)

Par Borokoff

A propos d’Elena d’Andreï Zviaguintsev 4 out of 5 stars

Nadezhda Markina

A Moscou, Elena vit avec son mari, beaucoup plus âgé qu’elle, dans un appartement cossu de la capitale russe. Tous deux remariés, Elena et Vladimir viennent de milieux sociaux opposés. Mais alors que Vladimir entretient avec sa fille une relation très distante et compliquée, Elena au contraire est restée très proche de son fils au chômage. Essayant de convaincre son mari de subvenir aux besoins de sa famille, Elena voit Vladimir lui refuser à deux reprises son aide financière. Un jour, Vladimir est victime d’un infarctus mais il s’en sort. Elena est alors tentée par l’idée diabolique de tuer Vladimir en faisant croire à un accident…

Sans doute le meilleur film de la semaine et de Zviaguintsev lui-même, qui a délaissé les affèteries horripilantes et les citations trop appuyées (à Tarkovski notamment) de Le bannissement pour un style à la fois beaucoup radical et épuré dans Elena, qui partage avec ses deux précédents longs-métrages la même froideur glaçante dans la mise en scène (refrain lancinant de Philip Glass).

Avec Portrait au crépuscule, on assite à un renouveau véritable du cinéma en Russie qui en prend encore pour son grade. Mais alors que le film de Nikonova optait pour un point de vue très frontal et rentrait dans le lard des vices et des tares de la société russe, Zviaguintsev, lui, est quelqu’un de beaucoup plus posé, de beaucoup plus lent.

Moins moraliste que Nikonova, c’est un observateur méticuleux qui suit en longs plans séquences ou en travellings cette femme complexe qu’est Elena (exceptionnelle Nadezhda Markina, inconnue mais à juste titre récompensée par le prix de la meilleure actrice au dernier festival de Cannes) pour essayer d’en percer le mystère.

Car Elena est une femme ambivalente sur qui Zviaguintsev, plus subtil peut-être que Nikonova, préfère poser des questions plutôt que d’assener des vérités. Au début du film, par exemple, Elena est une femme très attentionnée voire aimante avec Vladimir. De cela, on ne doute pas. Infirmière, elle a rencontré et soigné Vladimir dix ans plus tôt, alors qu’il était atteint d’une péritonite.

Toute la force du film vient de l’ambiguïté de ses personnages. Comment Elena, qui comprend que le refus de Vladimir de donner l’argent pour payer les études de son petit-fils à l’Université signifie aussi qu’il le condamne à faire l’armée, comment cette femme aimante se transforme soudain en meurtrière froide et implacable ?

Dans la pulsion meurtrière qui prend Elena et dans la très longue scène du crime déguisé en accident, on pense bien sûr à Raskolnikov et à Crimes et Châtiment de Dostoïevski.

Vladimir a fait fortune dans les affaires après la chute du communisme. Dans les années 1990, le passage au capitalisme a entrainé comme on le sait des dégâts monstrueux dans l’économie et la société russes, qui vivait plutôt bien dans l’ensemble jusque là, mais qui a soudain implosé, se divisant entre une petite élite très riche et une population aux trois quarts pauvre. C’est de cette époque que Vladimir et Elena sont issus, mais de deux classes qui ont connu des sorts opposés.

Au contraire de ses deux précédents films, tout l’art de Zviaguintsev tient ici dans la nuance et les questionnements qu’il laisse en suspens. Qu’auriez-vous à la place d’Elena ? N’auriez-vous pas tué Vladimir, vous aussi ?

Zvianguintsev, et c’est là son grand talent, ne juge pas son personnage. Il ne fait pas preuve non plus d’une compassion déplacée ni de complaisance. Ce n’est pas d’une bataille entre la famille Groseille et la famille Le Quesnoy (ndlr : La vie est un long fleuve tranquille de Chatiliez) dont il s’agit, mais de quelque chose d’infiniment plus subtil et nuancé.

Plus profond surtout dans la peinture psychologique et l’étude de caractères. La fille de Vladimir, par exemple, a pris ses distances avec son père parce qu’elle ne partage pas ses idées sur le monde et son amour pour l’argent. Mais en même temps, elle n’est pas vraiment fâchée avec lui. Ils sont même plutôt complices au final, comme dans la scène à l’hôpital, juste après son attaque.

De même, le fils comme le petit-fils d’Elena ne sont pas des victimes. Le fils d’Elena passe ses journées à boire tandis que son petit-fils se bat comme un chien avec d’autres garçons. Toute la brutalité voire la bestialité de cette société russe à deux vitesses, à deux niveaux (Riches/Pauvres, comme en France bientôt) ressort dans cette scène finale dans les bois. « Les derniers seront les premiers », dit Elena, citant la Bible. Mais les derniers valent-ils mieux que les premiers ?…

http://www.youtube.com/watch?v=BDzf4DRYeVI

Scénario d’Oleg Negin et d’Andreï Zviaguintsev : 4 out of 5 stars

Mise en scène : 4 out of 5 stars

Acteurs : 4 out of 5 stars

Dialogues : 3.5 out of 5 stars

Compositions de Philip Glass : 3 out of 5 stars