On l’avait mariée à seize ans
Avec un homme avide de sa dot.
Elle était gaie et rêveuse en même temps,
Mignonne, blonde et boulotte,
Avec de grands appétits de bonheur.
La désillusion lui broya le cœur.
Un seul désir lui demeura,
Son vœu le plus cher :
Avoir un enfant.
Elle n’en eut pas.
Deux ans se passèrent.
Elle aima
Un jeune homme de vingt-trois ans.
Il aurait commis des folies pour elle.
Il s’appelait Pierre Martel.
Elle résista longtemps.
Mais chez elle, un soir d’hiver,
Ils se retrouvèrent.
Quand leurs yeux se rencontraient,
Leurs cœurs se soulevaient.
Que peuvent les sentiments
Contre les instincts violents ?
Que peut le préjugé de la pudeur
Contre les naturelles ardeurs ?
Leurs doigts se touchèrent.
Les corps se frôlèrent.
La force brutale des sens les jeta
L’un à l’autre ; et elle s’abandonna.
Elle fut grosse. De son amant
Ou de son mari ?
Sans doute de l’amant.
Elle eut alors le pressentiment
De mourir pendant l’accouchement.
Elle fit donc jurer
À celui qui l’avait possédée
De veiller sur l’enfant
Toute sa vie durant
Et de ne jamais rien lui contester.
Cette obsession touchait à la démence
Et s’exaltait
En approchant de sa délivrance.
Elle succomba en effet
En accouchant de Marie, un beau bébé.
Ce fut pour le jeune amant
Un désespoir effrayant.
Le mari savait-il
Que sa fille
Ne pouvait être née de lui ?
Il ferma sa porte à celui
Qui se croyait le véritable père.
Vingt années s’écoulèrent.
Pierre Martel oublia.
Il ne se maria pas.
Il n’eut jamais plus de nouvelles ni du mari
Ni de la jeune Marie.
Un jour, il apprit par le journal
La mort de son ancien rival.
Qu’était devenue son enfant ?
Il s’informa.
Elle avait été recueille par une tante
Et vivait en état de pauvreté.
Il voulut la voir et l’aider.
Il se présenta chez la parente
En évitant d’éveiller un soupçon.
Mais quand Marie entra dans le salon,
Il tressaillit de surprise.
Elle avait les mêmes yeux,
Les mêmes cheveux,
La même bouche en cerise,
Les mêmes formes arrondies,
Le même rire hardi.
Il s’aperçut que sa vieille douleur
Ne lui avait pas quitté le cœur.
Il se mit à fréquenter
La maison que Marie habitait.
Il ne pouvait plus se passer d’elle,
De sa causerie rieuse,
Du bruit de sa robe pastel,
De ses intonations délicieuses.
Oubliant le temps passé,
Il les confondait en sa pensée,
Aimant toujours l’autre
En celle-ci,
Aimant celle-ci
En souvenir de l’autre.
Un soir qu’il apportait un bouquet de glaïeuls,
Il trouva marie seule.
Ils causèrent doucement
Côte à côte sur le sofa.
Il lui prit la main dans un paternel mouvement.
Elle se laissa tomber dans ses bras,
Éperdue.
On devient fou par moments. Elle le fut.
Elle aimait cet homme ardemment.
Elle l’aimait avec emportement.
Leurs bouches se rencontrèrent
Et tendrement ils s’embrassèrent.
Que faire ? S’il se tuait, elle mourrait
Désespérée,
Déshonorée.
S’il l’abandonnait ou la mariait
…Elle mourrait
Il était abominablement torturé.
Il avait détruit tout bonheur pour elle.
Il l’avait condamné à la misère éternelle,
À la solitude éternelle,
Au désespoir éternel.
Était-elle bien sa fille, au fait ?
Ah, les hasards des fécondations !
Ah, la loi brutale de la reproduction !
Et puis qu’importe ? Qui donc le saurait ?
L’autre était mort, le père !
De plus, il avait juré à la mère
De veiller sur Marie
Durand toute sa vie.
Soit ! se dit-il. Il demanda sa main
Et fit publier les bans le lendemain.
Alain HÉALOTRE
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Les enfants sont des soucis certains et des réconforts incertains.
J. Clarke
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