La Grande Illusion fait partie de ces films que j’ai découvert adolescent non par envie mais parce qu’à un moment ou un autre, il y a toujours un prof d’histoire au collège ou au lycée qui a la bonne idée d’enrichir son cours en offrant à ses élèves une bouffée d’air cinématographique, même si ce n’est qu’en mettant une vidéo dans le magnéto et pas en les emmenant en salle. Je me souviens avoir découvert le film de Renoir ainsi, dans le cadre d’un cours. Les quelques années qui se sont écoulées depuis n’ont jamais ramené le film devant mes yeux, alors la perspective de le voir en copie neuve au Champo était plus que tentante, elle était incontournable – même si ma dernière expérience dans la salle du 5ème arrondissement de Paris ne m’avait pas laissé une grande impression quant à la qualité de l’accueil.
C’était donc un jour de semaine, en fin d’après-midi, alors que le film était ressorti depuis bientôt deux semaines et promettait donc une séance raisonnablement fréquentée. Nous étions une quinzaine dans la salle, moi ancré au quatrième rang, les autres disséminés un peu partout lorsque je la vis entrer. Elle sentait la cinémaniaque à plein nez, la soixantaine bien entamée, un look informe, marmonnant en avançant le long de la travée centrale. Direction le premier rang, complètement à gauche. Un vrai choix de cinémaniaque. Et puis finalement non, pas au premier rang à gauche. Elle s’est relevée, a pris ses affaires et a remonté les rangées regardant autour d’elle à la recherche d’une place plus satisfaisante… jusqu’à finalement s’installer à l’exact opposé de son premier choix, soit au dernier rang, complètement à droite. Place qu’elle occupa à peu près 25 secondes avant de réaliser que non, décidément, ce n’était pas là la place idéale non plus. La voici qui redescend donc doucement la travée sous mon œil amusé. Arrivée à ma hauteur, elle s’arrête, inspecte de loin les environs… elle va se poser c’est imminent… pas à côté de moi please, c’est une causeuse celle-là c’est évident, le genre à parler toute seule et à me gâcher le film.
Jean Gabin était jeune et charismatique à souhait, Eric Von Stroheim insaisissable et fascinant. Je ne suis pas seul dans la salle à me laisser emporter par le film. Lorsque les prisonniers se mettent à siffler « Il était un petit navire » à l’écran, j’entends la fameuse spectatrice entonner le refrain en chœur. Elle marmonne régulièrement, comme je le suspectais, et je vois régulièrement son voisin de devant se retourner, mais d’où j’étais je n’aurais su dire s’il s’agissait d’agacement ou de stupéfaction. Un peu des deux certainement. Sa saillie verbale la plus spectaculaire restera tout de même lorsque Gabin, planqué dans une étable et craignant de voir surgir un soldat allemand, voit entrer sous ses yeux une vache. La spectatrice s’est alors exclamée en riant : « Haha ! Eh bah au moins ils auront du lait !! », avec une voix tonitruante qui a fait se tourner toute la salle vers elle. Un vrai spectacle à elle toute seule.
Jusqu’au bout elle marmonna, et lorsque le film terminé, chacun se relevait en se rhabillant, je l’entendis ronchonner dans sa barbe quelque chose d’indistinct qui me colla un dernier sourire aux lèvres avant que je ne quitte la salle. Elle a réussi à m’amuser sans me gâcher La grande illusion. Mais je n’aurais pas aimé être assis plus près d’elle.