Engelhard de Pee (Bruxelles, c.1540/50-Munich, 1605),
Autoportrait en Saint Luc peignant la Vierge, 1601.
Huile sur toile, 105 x 92,5 cm, Munich, Alte Pinakothek.
L’ensemble Odhecaton, dont les éminentes qualités des deux derniers disques, O Gente Brunette et la Missa Papæ Marcelli de Palestrina, ont été saluées sur ce blog, possède assurément un don pour débusquer des partitions rares, voire inédites, ou porter sur les mieux connues un regard renouvelé. On se réjouit donc de retrouver les musiciens italiens dans un nouvel enregistrement, consacré à une des œuvres les moins fréquentées de Claudio Monteverdi (1567-1643), la Missa In illo tempore, que Ricercar a eu l’excellente idée d’aller enregistrer sur le probable lieu de sa création, la Basilique Santa Barbara de Mantoue, et d’accompagner de trois motets mariaux inédits du même musicien, ainsi que de pièces de Giaches de Wert et Nicolas Gombert.
Le programme de ce disque qui pourrait paraître, de prime abord, quelque peu disparate, se révèle au contraire d’une parfaite cohérence lorsque l’on se penche sur l’ascendance et les circonstances de la composition de la Missa In illo tempore. Remontons un instant le fil du temps. Monteverdi, originaire, rappelons-le, de Crémone, entre au service du duc de Mantoue, Vincenzo Gonzaga, aux alentours de 1590 ou 1591, la première mention de son activité dans cette cité se rencontrant dans la préface de son Troisième Livre de madrigaux, datée du 27 juin 1592, dans laquelle le musicien précise également son emploi de joueur de viole. Or, depuis 1565, le maître de chapelle du duc n’est autre que Giaches de Wert (1535-1596), un Flamand actif en Italie peut-être dès avant 1550 et sans doute un des compositeurs ayant le mieux réussi, avec Cyprien de Rore (c.1515/16-1565) dont il prolonge la recherche d’expressivité, la synthèse entre la science de l’élaboration polyphonique de l’école franco-flamande et les codes d’un style plus moderne alors en gestation, dramatisant le plus possible les affects véhiculés par le texte en usant de tout l’arsenal rhétorique à sa disposition, ainsi qu’on l’entend dans les pièces proposées dans ce disque, qu’il s’agisse des chromatismes d’un dolorisme parfois exacerbé d’Adesto dolori meo et de Vox in Rama ou des syncopes d’Ascendente Jesu. Il ne fait guère de doute que les quelque cinq années durant lesquelles Monteverdi travailla au contact de Wert lui permirent d’affermir et d’affiner les principes de ce qu’il nommera, dans la préface de son Cinquième Livre de madrigaux (1605), la seconda prattica, caractérisée, entre autres, par une exigence de vérité dans l’expression des passions et une théâtralité accrues que l’on retrouve d’ailleurs dans les deux Salve Regina et le Regina cæli récemment identifiés et donnés ici en première mondiale, tout en lui offrant la possibilité de s’imprégner profondément de cette ancienne manière (prima prattica) contre laquelle ses futures productions allaient s’inscrire, sans pour autant l’oublier. La Missa In illo tempore, qui apporte l’éclatante démonstration que la leçon des Flamands a été attentivement écoutée et complètement digérée est, à l’instar de nombre de pages de sa période mantouane, l’œuvre d’un Monteverdi de plus en plus insatisfait de ses conditions de travail, malgré sa nomination au poste de maître de chapelle du duc au début de l’année 1602. Publiée en 1610, conjointement aux très célèbres Vespro della Beata Vergine (voir à la fin de cette chronique) dont elle partage probablement la destination mariale, elle en représente, en quelque sorte, le pendant et l’antithèse, puisqu’à la luxuriance des Vêpres répond son extrême sobriété et à leur modernité son caractère volontairement archaïsant. Comment se fait-il qu’un musicien aussi progressiste que Monteverdi, dont les joutes avec les conservateurs de son époque, en particulier le chanoine bolonais Giovanni Maria Artusi (c.1540-1613), sont demeurées célèbres, écrive une messe aussi traditionnelle, soutenue uniquement par l’orgue et utilisant des motifs issus du motet In illo tempore de Nicolas Gombert (c.1495-c.1560), brillant musicien attaché à la Chapelle musicale de Charles Quint entre 1526 et 1540 ? Le compositeur est tout simplement en train de procéder à la démonstration de ses capacités d’adaptation à tous les styles et la dédicace au pape Paul V d’un recueil où il regroupe des partitions aussi dissemblables n’a rien d’innocent. Le souverain pontife restera hélas sourd à ses avances musicales et n’accordera pas même une audience à Monteverdi lorsque celui-ci, désireux d’y obtenir un poste, fera le voyage de Rome quelques mois plus tard, pour rentrer piteusement ensuite à Mantoue qu’il quittera finalement pour Venise en 1613, un an après la mort du duc Vincenzo. Reste de ses ambitions déçues des Vêpres flamboyantes et une Messe à la polyphonie rigoureusement élaborée, usant avec un art consommé des ressources offertes par le contrepoint et l’imitation, dont le déroulement paisible et harmonieux ainsi que la luminosité des textures, très occasionnellement troublée par quelques altérations chromatiques dans l’Et incarnatus est et le Benedictus, se déploient dans un magnifique sentiment d’espace qui atteint presque, dans l’Agnus Dei, à une sensation diffuse d’immatérialité.
L’ensemble Odhecaton (photographié, ci-dessous, durant les sessions d’enregistrement du disque) offre une nouvelle et éclatante démonstration de l’aisance avec laquelle il interprète ce répertoire. Les chantres et instrumentistes réunis autour de Paolo Da Col font montre de leur habituelles souplesse et cohésion, et il faut rendre grâce à leur directeur de parvenir à obtenir un son d’ensemble très unitaire sans rogner un instant sur l’individualité de chaque voix, dont les caractéristiques sont parfaitement respectées jusque dans leurs minimes inégalités, qui contribuent d’ailleurs à apporter beaucoup d’animation à des structures qu’une approche trop lisse pourraient rendre glaciales. Ici, et c’est assurément une des grandes réussites de cette entreprise, l’ennui ou la neutralité ne menacent jamais, les interprètent transmettant avec un égal bonheur l’élévation spirituelle naissant des lignes décantées de la Missa In illo tempore, la tendre ferveur des antiennes mariales et les sentiments d’angoisse ou de désolation des motets de Wert. Il convient également de saluer la qualité de la réalisation artistique signée par le directeur de Ricercar, Jérôme Lejeune, qui a pris des risques importants en enregistrant ce programme dans l’acoustique réverbérante de la Basilique Santa Barbara de Mantoue ; les décisions à la fois pragmatiques et intelligentes, décrites dans le livret, ayant présidé à la disposition des musiciens et à la captation de leur prestation aboutissent à une image sonore pleine et lisible, qui contribue totalement à l’émotion mais aussi au sentiment de justesse qui se dégagent de ce disque. Au-delà, en effet, de ses indiscutables qualités techniques, ce programme souvent brillant et sans cesse inspiré délivre un sentiment extrêmement fort non d’authenticité, cette notion ne signifiant pas grand chose, mais de vraisemblance, tout en demeurant à chaque instant d’une sensibilité palpitante. Il permet de se rendre compte de tout ce que Monteverdi, dont on se plaît généralement plus à souligner la modernité, doit aux maîtres qui l’ont précédé et comment leur enseignement a nourri les avancées qu’il a ensuite fait faire à la musique de son temps.
Je vous recommande donc tout particulièrement cet enregistrement important et réussi d’Odhecaton, non seulement pour la Missa In illo tempore, mais aussi pour les œuvres très intéressantes qui l’accompagnent. Outre le plaisir que procure son écoute, il apporte également de durables satisfactions non seulement du point de vue de la compréhension de l’œuvre de Monteverdi mais aussi de la façon dont s’opère la transition entre l’esthétique de la Renaissance et celle du premier Baroque et les liens qui perdurent entre ces deux périodes.
Claudio Monteverdi (1567-1643), Missa In illo tempore, Salve Regina II & III, Regina cæli, Cantate Domino, Giaches de Wert (1535-1596), Fantasia per organo*, Vox in Rama, Ascendente Jesu, Adesto dolori meo, Nicolas Gombert (c.1495-c.1560), In illo tempore loquente Jesu
Odhecaton
* Liuwe Tamminga, orgue Antegnati (1565) de la Basilique Santa Barbara de Mantoue
Paolo Da Col, direction
1 CD [durée totale : 64’37”] Ricercar RIC 322. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Nicolas Gombert : In illo tempore loquente Jesu à 6
2. Claudio Monteverdi, Regina cæli à 3
3. Giaches de Wert : Vox in Rama à 5
4. Claudio Monteverdi : Misso In illo tempore, Agnus Dei à 6 &7
Des extraits de chaque plage du disque peuvent être écoutés ci-dessous :
Claudio Monteverdi : Missa "In illo tempore" | Claudio Monteverdi par Paolo da ColIllustrations complémentaires :
Frans Pourbus le Jeune (Anvers, 1569-Paris, 1622), Portrait de Vincenzo Gonzage, duc de Mantoue, 1600. Huile sur toile, 108 x 88 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Je remercie Paolo Da Col de m’avoir autorisé à utiliser sa photographie prise durant les sessions d’enregistrement du disque.
Suggestion d’écoute complémentaire :
Claudio Monteverdi, Vespro della Beata Vergine
Montserrat Figueras, Maria Cristina Kiehr, Livio Picotti, Paolo Costa, Guy de Mey, Gerd Turk, Gian Paolo Fagotto, Pietro
Spagnoli, Roberto Abondanza, Daniele Carnovich
Coro del Centro Musica Antica di Padova
Schola gregoriana
La Capella Reial
Jordi Savall, direction
2 SACD Alia Vox AVSA9855A+B. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits de chaque plage peuvent en être écoutés ci-dessous :