Voici Christophe Rousset lancé à plein, sous la tutelle duPalazzetto Bru Zane, dans le grand bain post-classique ou romantique revu au prisme de l'authenticité - tels certains de ses coreligionnaires "baroqueux", de plus en plus nombreux d'ailleurs : Gardiner, Niquet, Herreweghe, Roth, etc. La Cassandrede l'opus II précitéavait, déjà, tout pour séduire : noblesse et diction visionnaires de la cantatrice autant que tapis orchestral velouté. Toutefois, outre l'Arriaga (originale Herminie), ce Berlioz était le seul de son temps au sein du recueil. Ici, la proportion est inversée, puisqu'en dehors de l'exception gluckiste, tous les auteurs choisis ont vu au moins une part de leur existence créatrice se dérouler au XIX° siècle. En route, par conséquent, pour des temps modernes.
Ces deux bémols paraphés, place à la geste tragique, et c'est peu de dire que sous cet aspect (le seul qui vaille ici finalement) nous ne sommes guère déçus. Au Rousset théâtral et précis que nous venons de louanger se conjoint une Gens des très grands jours ; uppercut manifeste dès l'air d'entrée, emprunté à l'Ariodant d'Étienne-Nicolas Méhul (1799). Un tableau composite de la meilleure eau : grande longueur mais forte variété, effets sûrs et éprouvant ambitus, le tout introduit par une manière de parlando ("mélodrame") sentant son influence du Singspiel contemporain. La thématique chevaleresque (et la rareté désolante) renvoient aussitôt à une pépite bien postérieure, soutirée au Roland à Roncevaux (1864) d'Auguste Mermet. Une page soyeuse, finement balancée A-B-A'-B' et orchestrée avec raffinement, qui donne forte envie d'en connaître davantage sur un compositeur encore aujourd'hui relégué dans des bibliothèques, d'où l'éreintement d'un Gounod n'a certes pas contribué à le faire sortir (1).
Des perles similaires : un an pile après la résurrection liégeoise de La mort d'Abel, c'est grand plaisir d'entendre de Rodolphe Kreutzer, en extrait d'Astyanax (1801), une plainte d'Andromaque véhémente et mobile, particulièrement suffocante. À l'égal de la Médée dépeinte par Gossec, dont ce Thésée de 1782 fut l'une de ces "enquinauderies" très old fashion agrémentant la fin de siècle lyrique (parmi Roland & Atys de Piccinni, Amadis de J.-C. Bach, Armide de Gluck ou Proserpine de Paisiello). Plus fort sans doute : la Catherine d'Aragon de Saint-Saëns (Henry VIII, 1883), un lamento très libre aux accents parfois visionnaires (songeons aux Mélisande de Debussy et de Dukas) ourlé par le violoncelle tendrement mélancolique d'Emmanuel Jacques... Et encore, cette noble et implorante Hérodiade (opéra éponyme de 1881 : une des pièces les plus accomplies de Jules Massenet, que la France serait bien inspirée d'honorer à l'occasion du centenaire de la disparition de son créateur, dans quelques mois).
Étonnamment, c'est dans ces emplois plus centraux, voire bas (Hérodiade), que la cantatrice s'avère la plus somptueuse - le sommet de son registre s'avérant, pour sa part, marginalement érodé par des Ariodant ou des Roland à Roncevaux. Le matériau a gagné au long d'une carrière intelligente et prudente, outre ces graves mieux assis, un bouquet enivrant, au médium opalescent et hypnotique, qui résonne de plus en plus comme la réincarnation d'une Régine Crespin : nous pesons le compliment. Cassandre nous l'annonçait déjà, du reste, dans "Tragédiennes II". Et, si la présente Didon déçoit légèrement par une distance un peu froide, l'Iphigénie en revanche ("Je t'implore et je tremble", sous l'admirable pulsation de Rousset) se meut dans les hauteurs jadis habitées par son auguste modèle. Il est donc d'une imparable logique que Véronique Gens, dont le répertoire ne cesse ne franchir les époques, prépare pour Paris une attendue Seconde Prieure de Poulenc (Dialogues des Carmélites), rôle qu'y créa, précisément, Crespin. Une piste pour un futur "Tragédiennes IV" !
Dernière unité, et non la moindre : ce troisième volet, survenant après un deuxième aussi inégal que le premier fut presque parfait, fait bien plus que compléter, au sens utilitaire, un polyptyque. Par son aboutissement, son harmonie, sa curiosité - sa richesse, simplement - il rehausse, et même légitime ce dernier dans sa complétude (2), en lui adossant des lignes de force que nous ne soupçonnions peut-être pas. De beaux morceaux ? Il n'y a qu'un beau morceau, c'est le cycle "Tragédiennes" tout entier.
▸ un texte de Jacques Duffourg
‣ Tragédiennes III : Airs et pages orchestrales d'opéras français - Méhul, Kreutzer, Salieri, Gluck, Gossec, Meyerbeer, Mermet, Berlioz, Saint-Saëns, Massenet, Verdi - Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset - 1 CD Virgin Classics 2011.
‣ Ce disque peut être acheté ICI.
‣ Véronique Gens & Les Talens Lyriques donneront ce programme à Paris le 10 avril 2012, les places sont en vente ICI.
‣ Crédits iconographiques - CD Virgin Classics - Paris, L'Académie impériale de musique (Salle Le Peletier) vers 1865 - Vidéo-Podcast empruntée à ForumOpera.com - Marie-Constance Sasse, créatrice d'Élisabeth de Valois, Gallica-BNF - Affiche pour la première de Roland à Roncevaux d'Auguste Mermet - Christophe Rousset, KlaraFestival - Véronique Gens, Marc Ribes & Albert Vo Van Tao (Virgin).