Qu'entendre par composition francisante ? Laissons s'exprimer l'interprète : "le luth baroque est un instrument développé et inventé par les Français. Et il fut inventé à une époque où les codes sociaux étaient d’un grand raffinement, notamment au sein des salons littéraires, comme celui de Mme de Sévigné, où naquit, en quelque sorte, la littérature précieuse. (...) Le luth baroque ne peut pas être dissocié de tout cela ; c’est un instrument qui a été créé pour permettre l’expression d’un type de langage : un langage de raffinement, de préciosité, de poésie, en somme, un langage digne des princes et des rois."(1) Un raffinement tout de virtuosité, au sens de maîtrise suprême des ornements, et une préciosité qui n'est pas confidence - à moins que cette dernière ne reste galante, c'est à dire mesurée. Voilà en quoi, en dépit de la déferlante hexagonale, l'appropriation du luth par l'Allemagne ne peut être réduite à une décalque, un clone du goût français, alors que se répand outre-Rhin l'Empfindsamkeit ("sensibilité") : mouvement littéraire et artistique qui bercera en partie, plus tard, le Sturm und Drang.
Pas de plus parlante illustration que l'entame du recueil, une Sonate en fa mineur de Joachim Bernhard Hagen (1720-1787), suivie d'une autre en sol mineur d'Adam Falckenhagen (1697-1754, extrait vidéo ci-dessus), qui fut le maître du précédent. De découpe tripartite, elles débutent, à la manière corellienne, par un Largo : si Falckenhagen fut élève de Weiss, grand voyageur devant l'Éternel, Hagen - par ailleurs violoniste - reçut pour sa part l'enseignement de Geminiani. Tandis que le déroulé et la technique de ces pièces en appellent toujours à l'influence française, c'est bien leur climax - orienté plein septentrion par la modalité mineure - qui susurre à nos oreilles un air un tant soit peu nouveau. Air, oui, véritablement, avec ce que cela suppose de vocal, de cantabile ; par exemple parmi tant d'autres, le merveilleux Tempo giusto d'une infinie mélancolie, refermant la Falckenhagen.
En d'autres termes, Miguel Yisrael réussit le tour de force d'habiller, sans effort flagrant pour l'oreille, la préciosité (ici encore le principal point cardinal, jamais escamoté) des atours de cette Empfindsamkeit à la féconde postérité. Cela revient à esquisser à la pointe du pinceau, chez des Boucher ou des Fragonard d'imperceptibles moirures annonçant Friedrich ! Comment dire davantage le miracle d'un panorama dont d'éparses racines formelles continuent de procéder, nous l'avons dit, du buon gusto d'un Corelli ? Cette Cour de Bayreuth s'avère ainsi une réussite totale, complétant à la perfection celle du précédent volume, Les Baricades Mistérieuses (graphie d'origine), premier disque d'un luthiste encore dénommé à l'époque (2008) Miguel Serdoura.
Les célèbres Baricades ont connu bien des avatars, comme si l'étrangeté d'un titre promis à une gloire durable avait suscité des vocations de transcripteurs, pour théorbe, guitare... et même piano (György Cziffra) ; avouons qu'en dehors du clavecin dédicataire, rarement cette pièce nous aura autant apporté de plaisir qu'ici, au luth. Quel que soit l'ésotérisme de sa signification (à supposer qu'il faille en trouver une), les jeux d'ombre, de retenue, d'intermittences et d'éclaircies fugaces qui la caractérisent se voient restitués par une pudeur superlative ; celle-ci, auréolée de libertés de dynamique et de tempo ne pouvant appartenir - là encore - qu'à un très grand peintre. De Couperin à Watteau, voici Miguel Yisrael brossant sa vision personnelle de l'Embarquement pour Cythère (ci-dessous) ! (4)
Les pages de Saint-Luc et Gallot sont bien plus qu'un agrément de programme : du second nommé, des Folies d'Espagne - "Folia" donc, issues en réalité du Portugal, atavisme d'un artiste lisboète - viennent immédiatement s'ancrer dans les mémoires les plus volatiles. Cependant, l'équilibre de l'ensemble repose avant tout sur un monumental diptyque, une mise en abîme des deux plus vastes Chaconnes conçues pour l'instrument, celles de Kellner et Ennemond Gaultier (La Cascade). Rien moins que des temples vertigineux, en tous points comparables à l'opus magnum pour violon de Bach, au cours desquels Miguel Yisrael déploie - outre sa polyphonie et sa technique sans pareilles - les plus obsédantes oraisons.
(1) Extrait de l'entretien avec Miguel Yisrael, réalisé le 24 août 2010 par Adrien De Vries pour Classique News.
(2) Sans être inscrites dans une tonalité mineure, les alter ego de Falckenhagen et Hagen enregistrées ici n'en sont pas moins admirables ! À noter la présence de Christian Gottlieb Scheidler (1752-1815), par le biais de très rococo Variations sur un thème du Don Giovanni de Mozart, parvenant à disloquer dans d'inattendues perspectives l'ossature bien connue de Finch'han dal vino. Cette œuvre est par ailleurs l'une des dernières compositions authentiquement destinées au luth que nous ait transmises l'histoire.
(3) Cette démarche n'est finalement pas éloignée de celle d'un Leonardo Garcia Alarcon - cette fois au service d'un compositeur unique -, lorsque ce dernier bâtit à partir de partitions existantes ses Vêpres à Saint Marc de Vivaldi : un corpus fastueux, dont la splendeur n'a d'égale que l'incertitude historique...
(4) Clin d'œil en retour à The Court of Bayreuth, d'une certaine manière. En effet, cet Embarquement (distinct du Pèlerinage à l'île de Cythère, réalisé un an auparavant et visible au Louvre) se trouve conservé au château de Charlottenburg. Il fut, précisément, l'un des orgueils francophiles des collections de... Frédéric II.
❛À noter, la haute pertinence des illustrations choisies en visuel de couverture, avec explications dans le livret bilingue. Pour le disque "allemand", un double portrait de Frédéric II et de sa sœur Wilhelmine, dû à Antoine Pesne (1683-1757). S'agissant du disque "français", le Baiser à la dérobée de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806)❜
▸ un texte de Jacques Duffourg.
▸The Court of Bayreuth (2010) & Les Baricades Mistérieuses (2008), deux disques de Miguel Yisrael (précédemment Miguel Serdoura) édités chez Brilliant Classics - Compositions : Hagen, Falckenhagen, Scheidler - Couperin, Weiss, Kellner, Gaultier, Gallot, Saint-Luc. ▸Le livre (Méthode de Luth Baroque) peut être acheté ICI. ▸ Ces disques peuvent êtres achetés ICI et ICI.
▸ À consulter avec profit, le site de Miguel Yisrael.
▸ Crédits iconographiques - Visuels CD de la marque Brilliant - Miguel Yisrael photographié par Jean-Baptiste Millot - Vidéogramme promotionnel YouTube - Visuel Livre de la marque Ut Orpheus - Embarquement pour Cythère, une toile d'Antoine Watteau conservée au Château de Charlottenburg.