Cette vision, cohérente, aboutie, tout simplement touchante, atteint d'autant mieux sa cible qu'elle se garde d'être un fantasme esthétisant, mais se nourrit de vrai théâtre. Celui - populaire - de Schikaneder et Mozart se situe aux antipodes de toute école, tout académie, toute rectitude. Savoir restituer, sans la brider, la libre et souple fantaisie qui le guide en permanence, c'est refuser à tout prix ces extrapolations, pédantismes ou contrepieds trop souvent assénés à l'Opéra. Donc, le plus naturellement du monde, obéir à cette bizarrerie sui generis, qui n'est incongrue ou décousue qu'à ceux qui ne veulent pas regarder et écouter avec leur cœur. Grand merci, par conséquent, à toute l'équipe réunie autour de Kentridge ; mention spéciale à Greta Goiris, créatrice de merveilleux costumes ! Ne cherchant jamais midi à quatorze heures, elle offre aux protagonistes dialogues, expressions - voire pantomimes - propres à illustrer sans la trahir cette respiration, parfois pathétique, souvent bonhomme, qui est celle de la tendresse.
La raideur (ou le trac) semble aussi s'abattre lors de son entrée sur Jeanette Vecchione, confrontée quant à elle aux périls de la Reine de la Nuit. De plus, la voix n'est pas franchement ample : de sérieuses craintes prévalent en vue du second air, à l'issue d'un premier où l'inévitable tendresse s'est faite très précautionneuse. Pourtant, non seulement l'aplomb en impose d'un coup - mais surtout, la jeune Américaine ose, sans filet, au point d'enchérir à deux reprises sur les aigus (!!) d'un Der Hölle Rache conclu à pleine voix ; vénielle outrance pour splendide effet. Tendre, à nouveau, est l'expert Topi Lehtipuu, morbidezza et prestance princières - ceci au prix d'un zeste de quant-à-soi, british touch figurant peut-être la réserve de ces Occidentaux si affairés parmi temples et pyramides ? Dans l'emploi, populaire entre tous, de Papageno, c'est à Markus Werba (photo plus haut), autre expert, d'offrir un récital. Depuis Prey, et plus récemment Keenlyside, nous n'avions à ce point été régalé de cette faconde innée qui, pour être par nature triviale (ce n'est pas un gros mot), n'en rajoute pas sur le plébéien au risque de corrompre chez l'Oiseleur ses élégances de l'âme. Non seulement fascine le timbre enchanteur - c'est bien le moins ici -, mais au surplus la ligne enjôleuse est ductile, sans accroc, tout comme la capacité à donner du sens à des mots tellement banals. Werba également est un volcan de tendresse, servi par un jeu d'acteur bondissant mais racé, dont la drôlerie n'est jamais celle, fatigante, d'un cabot.
Cette distribution de très haut vol trouve son accomplissement dans la Pamina aujourd'hui sans rivale qu'est Sandrine Piau (ci-dessus). La Française est tout simplement au faîte de son art, par la grâce d'une carrière tout aussi exceptionnelle que ses dons : aucun coup d'éclat ou prise de risque inconsidérée, la chambriste, la Liedersängerin, s'y refusant à tout prix. Au contraire, rompue par la pratique baroque aux exigences de la vocalité la plus folle, l'artiste prouve depuis longtemps que cette dernière reste pour elle un moyen somptueux, sûrement pas une fin. Nombre de ses Mozart nous l'avaient indiqué : ces pages où le mot comme la note s'effacent derrière d'imperceptibles froissements de l'âme - qu'un minuscule errement du souffle pourrait briser irrémédiablement -, voilà quel est son jardin. Jardin des Délices certainement, tendre pour ne pas déparer, au côté de Werba lors d'un Bei Männern, welche Liebe fühlen d'un érotisme quintessencié. Jardin de Klingsor sans doute, cet Ach, ich fühl's hors du temps (3) où le fil lancinant (mais si ténu) de la désespérance amoureuse ne peut celer l'effroi d'un microcosme souterrain aux codes inquiétants. Jardin d'Eden enfin, son Tamino mein ! O welch ein Glück, huit syllabes nues, inouïes - fragile mais durable luminescence, refermant les portes d'un monde de la nuit.
(1) Nous devons également à Kentridge, entre autres, une réalisation du Nez de Chostakovitch qui fit quelque sensation en 2011 à Aix-en-Provence, après New York en 2010... Cette Flûte, créée en 2005, donc, à Bruxelles, s'est transportée par la suite à la Scala de Milan (DVD Opus Arte, illustration ci-dessus), à Rouen, Aix-en-Provence, Lille, Caen et au San Carlo de Naples.
(2) Une adaption des plus indépendantes, datée de 1801, et due à Étienne Morel de Chédeville et Ludwig Wenzel Lachnith.
(3) Hors du temps... Mais pas hors des toux ! Puisqu'une part significative du public, d'une infinie grossièreté, n'a rien trouvé de mieux que le début de cet air pour déverser ad nauseam expectorations, catarrhes et autres spasmes.
(4) Le temps ressenti par l'auditeur à l'écoute de cette Flûte est grosso modo le même que celui dispensé, voici une vingtaine d'années, par l'enregistrement de Sir Roger Norrington. La comparaison s'arrête d'ailleurs là.
▸ un texte de Jacques Duffourg.
▸ Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 18 décembre 2011 - Wolfgang-Amadeus Mozart (1756-1791), Die Zauberflöte (La Flûte enchantée), singspiel en deux actes sur un livret d'Emmanuel Schikaneder (1791) -
Topi Lehtipuu, Sandrine Werba, Markus Werba, Emmanuell e de Negri, Jeanette Vecchione, Claire Debono, Juliette Mars, Élodie Méchain, Ain Anger, Steven Cole, Renaud Delaigue, Alexander Swan, Robert Gleadow,
Chœur du Théâtre des Champs-Élysées, trois garçons de la Maîtrise de Radio-France -
Direction musicale : Jean-Christophe Spinosi.
▸ Crédits iconographiques - Ébauche de William Kentridge pour l'opéra (2005) - William Kentridge, © non fourni - Vidéo promotionnelle du TCE - Markus Werba, © Alex Werba - Sandrine Piau , © non fourni - Jean-Christophe Spinosi, © Didier Olivré - Visuel du DVD Opus Arte enregistré à la Scala de Milan.