Le présent Diluvio cependant, à la différence de Jephta ou d'autres, se dispense de narrateur, accroissant par là concentration et densité. Le CD revendique, en effet, une durée à peine supérieure à l'heure, tandis que le vidéogramme de la chaîne Mezzo - indispensable complément à l'appropriation du travail de la Cappella - orné de deux bis, affiche à peine dix minutes de plus. Densité, brièveté qui sont tout sauf indigence, tant les formes convoquées par Falvetti livrent une synthèse richissime des inspirations prévalant dans l'Europe méridionale de l'époque ! Est visé, avec la plus grande efficacité possible, l'impact du théâtre. Conçu comme politique voire propagandiste, le genre de l'oratorio (nom venu de l'ordre des Oratoriens, qui le consacra), s'il réfute bien sûr le dévoiement bassement séculier de la mise en scène, n'a pas de meilleur soutien pour sa pédagogie que l'aiguillon théâtral. De la même manière que l'iconographie religieuse (parfois crue, telles ces Gueules de l'Enfer présentes sur les tympans des églises) appelle le pécheur à l'humilité, l'expressionnisme de la musique sert la doxologie - et par là son corollaire, la contrition.
Compte tenu du lieu de sa création, le choix du sujet diluvien (3) peut se prêter à quelque exégèse, d'ordre géologique (la Sicile, domaine de l'Etna, hautement sismique) ou, par son caractère punitif, historique (la révolte dûment sanctionnée de Messine contre l'autorité espagnole). Il n'est pas inutile non plus, ainsi qu'Alarcón le précise dans l'extrait vidéo ci-dessus, de rapprocher la séduction immédiate qu'opère ce chef d'œuvre, des tentations eschatologiques qu'induit notre très incertain monde actuel ; ne serait-ce que par la répétition de catastrophes naturelles de plus en plus violentes et meurtrières. Parmi maintes trouvailles en ce domaine si propice à la rhétorique (et comme en écho de l'Assorban la Terra déjà évoqué), le grand chœur E chi mi dà aita, marquant la submersion de l'humanité par les eaux, concentre forcément toutes les attentions. Son pathos immédiat doit beaucoup à sa tectonique et ses effets spectaculaires - sans doute est-ce l'une des pages musicales "de destruction" les plus véhémentes qui se puissent entendre.
Falvetti cependant n'est pas un petit maître, et travaille autrement plus la dramaturgie que le grand guignol, avec une concision parfaite ; son impact, ici, étant maximisé par la rapidité de ses traits, allant jusqu'à concasser des termes aussi courts que morte et vita, pour restituer au plus près l'horreur d'une agonie collective privée de mots - sinon de cris. Étonnamment, le résultat obtenu n'est pas éloigné d'autres hystéries en musique bien plus proches de nous, telles que Les Diables de Loudun (Krzysztof Penderecki), ou plus encore l'Adoration du Veau d'Or dans le Moïse et Aaron d'Arnold Schönberg !
Trois autres virtualités sont appelées par Falvetti à énoncer leurs sentences. Le
Tout-Puissant soi-même se trouve en quelque sorte dédoublé : lors du premier volet (Au Ciel, que l'on peut rapprocher des prologues monteverdiens), il est représenté métaphoriquement par une Justice Divine confiée à Evelyn Ramírez Munoz (plus haut, à droite), autre talent déjà présent dans le Vivaldi. Cette artiste, sans contredit dotée d'un des plus beaux contraltos actuels, régale - elle aussi - d'une vis dramatica consommée : son Cedi Pietà liminaire, entonné au sein du public, irradie de ces résonances telluriques qui agrippent l'auditeur au collet, pour ne plus jamais le lâcher. La vidéo fait profiter, au surplus, d'une présence hautaine et rageuse, étayée par un regard de fer.L'enregistrement vidéo est d'un apport précieux pour bien goûter son magistère
: omniprésent mais discret, voire humble, le démiurge Alarcón a le tact de n'apparaître qu'en fédérateur inspiré. Il est flagrant, pourtant, que chaque mesure lui doit non seulement coloris, précision, dynamique, architecture - mais détient de son perpétuel sourire (photographie ci-dessus) les clefs d'un langage qui parle aux cœurs d'aujourd'hui. Parce que le charisme, c'est aussi d'emmener les élus d'Ambronay et spectateurs de Mezzo sur des rivages parfaitement insoupçonnés : lors des deux bis, Tarentelle de la Mort et Trio de l'Arc-en-ciel (conclusion de l'oratorio), un rien d'appui supplémentaire sur ce dernier, martelé par un auditoire aux anges, nous soûle - presque - de la scansion d'un tango. D'un siècle l'autre, d'un continent l'autre, d'une danse l'autre : voilà à n'en pas douter la naissance d'une légende ! (1) "Que les nuages funestes / déclarent la guerre / Que pluie, déluge, grêle et tempête / Submergent la Terre".(5) Fernando Guimarães est aussi prédisposé, par l'éclat naturel de ses aigus, aux rôles français de haute-contre ; l'exemple le plus flagrant en étant son grandiose Orphée offert à la La Descente aux Enfers de Marc-Antoine Charpentier, aux tout premiers jours de 2012.
‣ Pièces à l'écoute en bas de page : 1) Fernando Guimarães & Mariana Flores, Dolce sposo Noè - 2) Chœur, E chi mi dà aita - 3) Fabiàn Schofrin, Ho pur vinto.
▸ Jacques Duffourg
‣ Michelangelo Falvetti (1642-1692), Il Diluvio Universale, dialogue à cinq voix, en quatre parties (Messine, 1682) - Fernando Guimarães, Mariana Flores, Matteo Bellotto, Evelyn Ramírez Munoz, Fabiàn Schofrin, Magali Arnault, Caroline Weynants, Thibaut Lenaerts, Benoît Giaux - Chœur de Chambre de Namur - Cappella Mediterranea - direction : Leonardo García Alarcón.
‣ Un disque Ambronay Éditions pouvant être acheté ICI. ‣ Une thématique consacrée à la Sicile, en tant que terre inspiratrice d'opéras (en plus d'oratorios, donc !),
a été confiée à Appoggiature par Catherine Scholler ; elle est lisible ICI.
‣ Appoggiature a consacré en 2011 deux autres articles à la Cappella Mediterranea, au Chœur de Chambre de Namur et Leonardo García Alarcón. Retrouvez les comptes-rendus du Baroque Dream (avec Anne Sofie von Oter), ainsi que du Vespro a San Marco de Vivaldi, ICI et ICI.
‣ Une série d'instructives vidéos, parmi quelques-unes consacrées au sujet, est visible sur Classique News ICI.
‣À consulter avec profit, le site de l'Académie Baroque d'Ambronay
‣ Que soit remercié Christian Peter, rédacteur à Forum Opéra, pour sa contribution documentaire. :)
‣ Crédits iconographiques : Visuel du disque, © Ambronay Éditions - Messine c. 1760-1780, œuvre de Desprez, Akademische Kunsthandlung, Augsbourg, Allemagne - Vidéo promotionnelle du CCR d'Ambronay -
Il Diluvio, une toile d'Agostino Carracci (1616-1618) - Caroline Weynants, © Festival de Wallonie -
Fabiàn Schofrin, La Mort, © Bertrand Pichène pour le CCR d'Ambronay - Evelyn Ramírez Munoz, © www.visionescriticas.cl - Matteo Belloto, sur son site - Fabiàn Schofrin, © www.musique-montagne.com - Fernando Guimarães, © portuguesemusicandmusicians.blogspot.com -
Mariana Flores, © www.midis-minimes.be -
Leonardo García Alarcón, © Jacques Verrees pour www.bozar.be.