Au point de départ, une partition conservée à la bibliothèque universitaire de Messine, ville où elle fut créée en 1682 (illustration ci-dessous). Nicolò Maccavino, spécialiste du compositeur, la propose à Alarcón, ce dernier la suggérant à son tour à l'Académie Baroque d'Ambronay, auprès de laquelle il est en résidence. Qui est donc ce Falvetti ? Les archives étiques dessinent une existence circonscrite à la terre de croisements et de soubresauts qu'est la Sicile, où le musicien, parallèlement à une carrière ecclésiastique, occupe des charges notables (maître de chapelle de la cathédrale de Palerme, en particulier). Des noms de mentors apparaissent ici et là : Vincenzo Tozzi, Bernardo Storace, Giovanni-Antonio Pandolfi Mealli... (2). Des œuvres aussi, messes et motets bien sûr ; et puis des dialogues, oratorios bibliques à finalité édifiante, à ce Diluvio s'ajoutant divers Nabucco ou Trionfo dell'Anima... Type de composition en appelant certainementà l'influence de Giacomo Carissimi (1605-1674), dont les amateurs de baroque connaissent la Storia di Jephta, de si importante postérité qu'elle était encore transcrite, voici vingt-cinq ans seulement, par un Hans Werner Henze.
Le présent Diluvio cependant, à la différence de Jephta ou d'autres, se dispense de narrateur, accroissant par là concentration et densité. Le CD revendique, en effet, une durée à peine supérieure à l'heure, tandis que le vidéogramme de la chaîne Mezzo - indispensable complément à l'appropriation du travail de la Cappella - orné de deux bis, affiche à peine dix minutes de plus. Densité, brièveté qui sont tout sauf indigence, tant les formes convoquées par Falvetti livrent une synthèse richissime des inspirations prévalant dans l'Europe méridionale de l'époque ! Est visé, avec la plus grande efficacité possible, l'impact du théâtre. Conçu comme politique voire propagandiste, le genre de l'oratorio (nom venu de l'ordre des Oratoriens, qui le consacra), s'il réfute bien sûr le dévoiement bassement séculier de la mise en scène, n'a pas de meilleur soutien pour sa pédagogie que l'aiguillon théâtral. De la même manière que l'iconographie religieuse (parfois crue, telles ces Gueules de l'Enfer présentes sur les tympans des églises) appelle le pécheur à l'humilité, l'expressionnisme de la musique sert la doxologie - et par là son corollaire, la contrition.
Compte tenu du lieu de sa création, le choix du sujet diluvien (3) peut se prêter à quelque exégèse, d'ordre géologique (la Sicile, domaine de l'Etna, hautement sismique) ou, par son caractère punitif, historique (la révolte dûment sanctionnée de Messine contre l'autorité espagnole). Il n'est pas inutile non plus, ainsi qu'Alarcón le précise dans l'extrait vidéo ci-dessus, de rapprocher la séduction immédiate qu'opère ce chef d'œuvre, des tentations eschatologiques qu'induit notre très incertain monde actuel ; ne serait-ce que par la répétition de catastrophes naturelles de plus en plus violentes et meurtrières. Parmi maintes trouvailles en ce domaine si propice à la rhétorique (et comme en écho de l'Assorban la Terra déjà évoqué), le grand chœur E chi mi dà aita, marquant la submersion de l'humanité par les eaux, concentre forcément toutes les attentions. Son pathos immédiat doit beaucoup à sa tectonique et ses effets spectaculaires - sans doute est-ce l'une des pages musicales "de destruction" les plus véhémentes qui se puissent entendre.
Falvetti cependant n'est pas un petit maître, et travaille autrement plus la dramaturgie que le grand guignol, avec une concision parfaite ; son impact, ici, étant maximisé par la rapidité de ses traits, allant jusqu'à concasser des termes aussi courts que morte et vita, pour restituer au plus près l'horreur d'une agonie collective privée de mots - sinon de cris. Étonnamment, le résultat obtenu n'est pas éloigné d'autres hystéries en musique bien plus proches de nous, telles que Les Diables de Loudun (Krzysztof Penderecki), ou plus encore l'Adoration du Veau d'Or dans le Moïse et Aaron d'Arnold Schönberg !
Pour autant, le compositeur se garde bien d'un catastrophisme univoque, tant le sujet lui offre de variété dans les affetti, les mises en place, les modes d'écriture. Au long de ses quatre parties (Au Ciel - Sur Terre - Le Déluge - Dans l'Arche), et au gré de ses nombreux personnages réels ou allégoriques, l'oratorio développe de continuelles combinaisons, associant à peu près tout ce qui était connu alors en matière de composition : orchestrale, chorale, et pour solistes. À côté d'airs, duos, trios et autres ensembles vocaux, et de chœurs nombreux - en homophonie ou contrepoint -, l'effectif instrumental, fort de cornets et sacqueboutes, se voit enrichi par Alarcón d'un apport singulier. Conscient des influences orientales qui ont toujours nourri la culture sicilienne, le chef argentin a prié le percussionniste iranien Keyvan Chemirani d'offrir, en sus du tambourin, les couleurs exotiques du zarb, de l'oud et du darf à un tapis sonore ainsi revivifié.Ceci n'est pas une concession à une quelconque mode, mais un métissage tout ce qu'il y a de plus organique, issu, par sa cohérence intellectuelle et sa prise de risque, d'une logique d'investigation historiquement informée. Dans cette optique d'indispensable rigueur, sans laquelle l'élévation de l'âme ou la palpitation du cœur restent vaines, saluons la qualité des luths tenus par Thomas Dunford et Mathias Späeter, virtuoses efficients mais très cadrés ; cependant qu'Andrea Fossà, violoncelliste unique donc exposé, fait preuve d'un cantabile d'un rare velours. Car les individualités de la Cappella s'avèrent exceptionnelles ! Ainsi de l'orgue et du clavecin inventifs d'Ariel Rychter (quels glissandi ) ; de François Joubert-Caillet, poète de la viole de gambe et du lirone, des cornets racés et félins de Rodrigo Calveyra et Gustavo Gargiulo... Des sacqueboutiers (Fabien Cherrier et Philippe Krüttli) très à leur aise dans de fréquents apartés, dont le funèbre Da le caverne oscure - et des violons, bien sûr, menés par le sobre Flavio Losco : tous méritent d'être louangés, sans la moindre retenue.
Un dialogue demeure toutefois une histoire, s'en remettant, par-dessus tout, aux mérites de chanteurs (choristes et solistes) qui la racontent. De ce point de vue encore, c'est peu d'écrire que cette re-création du Diluvio Universale tutoie, continûment, les cimes. Le Chœur de Chambre de Namur, confié depuis 2010 à Alarcón soi-même, poursuit le cheminement d'excellence qu'on lui connaît bien. Confronté à une partition impitoyable à son égard, l'ensemble choral wallon, protagoniste à part entière, ne fait pas seulement étalage d'un (colossal) brio technique. D'une réactivité et d'une souplesse extravagantes (par exemple - mais pas uniquement - dans les deux scènes que nous avons mises en exergue plus haut), il est la propre incarnation, à l'hellénique manière, du théâtre. Guère étonnant que pour certaines interventions en solo, le chef choisisse parmi ses membres ! Thibaut Lenaerts, Benoît Giaux, et surtout Caroline Weynants (ci-dessus à gauche) déjà mise en avant dans l'enregistrement lumineux du Vespro de Vivaldi, sont respectivement en charge du Feu, de la Terre, et de la Nature Humaine. Ce dernier rôle, particulièrement développé, permet au soprano de faire valoir, outre un phrasé et un aigu impeccables, une troublante ingénuité doloriste.
Trois autres virtualités sont appelées par Falvetti à énoncer leurs sentences. Le Tout-Puissant soi-même se trouve en quelque sorte dédoublé : lors du premier volet (Au Ciel, que l'on peut rapprocher des prologues monteverdiens), il est représenté métaphoriquement par une Justice Divine confiée à Evelyn Ramírez Munoz (plus haut, à droite), autre talent déjà présent dans le Vivaldi. Cette artiste, sans contredit dotée d'un des plus beaux contraltos actuels, régale - elle aussi - d'une vis dramatica consommée : son Cedi Pietà liminaire, entonné au sein du public, irradie de ces résonances telluriques qui agrippent l'auditeur au collet, pour ne plus jamais le lâcher. La vidéo fait profiter, au surplus, d'une présence hautaine et rageuse, étayée par un regard de fer.
Au cours du deuxième tableau (Sur Terre), Dieu apparaît à Noé sous les traits de Matteo Bellotto (à droite), jeune et magnifique basse dont les graves impérieux, aux sonorités d'orgue, donnent le change à un physique charmeur, plutôt éloigné de l'idée patriarcale qui doit s'attacher à toute représentation du Créateur. Dernière allégorie, la Mort s'impose comme l'une des trouvailles les plus astucieuses de Falvetti ; idéalement servie par un jeu subtil sur le placement de sa voix par le contre-ténor Fabiàn Schofrin (à gauche). Pilier de la Cappella Mediterranea, ce chanteur intuitif, encapuchonné tel un Seigneur Sith sardonique (photo plus haut), dispose d'un abattage sidérant, socle d'une Tarentelle de la Mort - détournement en musique des fameuses Danses Macabres - à vrai dire génialement ambiguë. Et désormais élevée, par cette incarnation, au rang de tube.Il Diluvio Universale ne comporte, finalement, que deux protagonistes "humains", Noé et sa femme Rad (ci-contre). Leur arrivée est, à l'image du reste, théâtralisée à l'extrême, ouvrant la deuxième séquence, sur fond de tapotements de zarb, juste après le chaos d'Assorban la Terra. D'autant plus saisissant est le dépouillement onirique des tendres phrases musicales à eux dévolues, sur les mots Dolce sposo Noé / Cara consorte : peu d'instants baroques nous paraissent aussi fluides que ces mélopées enlacées - lovées même - serpentant sans la moindre hâte (4) ! Écrin parfait pour deux voix au lyrisme superlatif : Fernando Guimarães d'abord - familier de la Cappella -, admirable de maintien et de souffle, nuançant chaque pied, infléchissant chaque vers de teintes poignantes, comme si sa survie en dépendait. Ce tenore di grazia (5) d'une vive élégance s'impose, clairement, en tant qu'un des meilleurs de son emploi ; de surcroît, ne gâte point ces atouts son port noble et anxieux, ainsi que l'illustre son échange, au regard implorant, avec Dieu. En rien inférieure, Mariana Flores, autre fidèle, voit son soprano fruité digne d'une Pilar Lorengar gagner chez Falvetti un vertigineux accomplissement expressif, une de ces rondeurs fragiles propres à hanter longtemps nos mémoires ; comme le fera, tout aussi durablement, son visage illuminé de madone du Quattrocento.
La Falvetti Renaissance d'Ambronay dispose ainsi de tous les arguments. Une partition originale, foisonnante et prophétique, un optimal environnement artistique et matériel (le Centre de Culture et de Rencontre), des équipes motivées en plus de douées, une recension discographique aboutie - où, par chance, la prise de son exemplaire ne se perd pas dans les travers du précédent Vivaldi... Un orchestre, un chœur et des solistes portés par la grâce... Faut-il en rajouter sur le caractère franchement exceptionnel du résultat ? Oui, en relevant - pour finir - qu'à l'évidence rien de tout ceci n'aurait été possible sans la personnalité de Leonardo García Alarcón. Si cet Argentin d'à peine trente-cinq ans n'a pas attendu cette aventure pour devenir une coqueluche "baroqueuse" parmi les plus prisées, il est patent que le projet du Diluvio fait depuis longtemps corps avec ses nombreux dons. Le maestro n'a pas seulement reçu le manuscrit des mains de Nicolò Maccavino, il l'a manifestement fait sien, l'a mûri de ses connaissances et recherches, de ses intuitions et fulgurances ; enfin, pour tout exprimer, l'a transmué.
L'enregistrement vidéo est d'un apport précieux pour bien goûter son magistère
: omniprésent mais discret, voire humble, le démiurge Alarcón a le tact de n'apparaître qu'en fédérateur inspiré. Il est flagrant, pourtant, que chaque mesure lui doit non seulement coloris, précision, dynamique, architecture - mais détient de son perpétuel sourire (photographie ci-dessus) les clefs d'un langage qui parle aux cœurs d'aujourd'hui. Parce que le charisme, c'est aussi d'emmener les élus d'Ambronay et spectateurs de Mezzo sur des rivages parfaitement insoupçonnés : lors des deux bis, Tarentelle de la Mort et Trio de l'Arc-en-ciel (conclusion de l'oratorio), un rien d'appui supplémentaire sur ce dernier, martelé par un auditoire aux anges, nous soûle - presque - de la scansion d'un tango. D'un siècle l'autre, d'un continent l'autre, d'une danse l'autre : voilà à n'en pas douter la naissance d'une légende !
(1) "Que les nuages funestes / déclarent la guerre / Que pluie, déluge, grêle et tempête / Submergent la Terre".
(2) Pour ce qui concerne Pandolfi Mealli, ses Sonate a uno e dui (sic) violini con la terza parte della Viola a Beneplacito comportent une pièce dédiée à Michelangelo Falvetti en personne : un Capriccetto Quarto a tre.
(3) Le thème du Déluge aura en effet (au moins) inspiré : Gaetano Donizetti (Il Diluvio universale, drame sacré), Saint-Saëns (Le Déluge, oratorio), Stravinsky (The Flood, oratorio)...
(4) Comme en un remake du Pur ti miro final de l'Incoronazione di Poppea ?
(5) Fernando Guimarães est aussi prédisposé, par l'éclat naturel de ses aigus, aux rôles français de haute-contre ; l'exemple le plus flagrant en étant son grandiose Orphée offert à la La Descente aux Enfers de Marc-Antoine Charpentier, aux tout premiers jours de 2012.
‣ Pièces à l'écoute en bas de page : 1) Fernando Guimarães & Mariana Flores, Dolce sposo Noè - 2) Chœur, E chi mi dà aita - 3) Fabiàn Schofrin, Ho pur vinto.
▸ Jacques Duffourg
‣ Michelangelo Falvetti (1642-1692), Il Diluvio Universale, dialogue à cinq voix, en quatre parties (Messine, 1682) - Fernando Guimarães, Mariana Flores, Matteo Bellotto, Evelyn Ramírez Munoz, Fabiàn Schofrin, Magali Arnault, Caroline Weynants, Thibaut Lenaerts, Benoît Giaux - Chœur de Chambre de Namur - Cappella Mediterranea - direction : Leonardo García Alarcón.
‣ Un disque Ambronay Éditions pouvant être acheté ICI. ‣ Une thématique consacrée à la Sicile, en tant que terre inspiratrice d'opéras (en plus d'oratorios, donc !),
a été confiée à Appoggiature par Catherine Scholler ; elle est lisible ICI.
‣ Appoggiature a consacré en 2011 deux autres articles à la Cappella Mediterranea, au Chœur de Chambre de Namur et Leonardo García Alarcón. Retrouvez les comptes-rendus du Baroque Dream (avec Anne Sofie von Oter), ainsi que du Vespro a San Marco de Vivaldi, ICI et ICI.
‣ Le numéro cinq des Cahiers d'Ambronay, consacré au Diluvio Universale (illustration ci-contre), est en vente ICI : études de Nicolò Maccavino & Bernardino Fantini, entretien croisé avec Alain Brunet (directeur du CCR d'Ambronay) et Leonardo García Alarcón, fiche signalétique sur Michelangelo Falvetti ; enfin, livret de l'œuvre dû à Vincenzo Giattini.
‣ Une série d'instructives vidéos, parmi quelques-unes consacrées au sujet, est visible sur Classique News ICI.
‣À consulter avec profit, le site de l'Académie Baroque d'Ambronay
‣ Que soit remercié Christian Peter, rédacteur à Forum Opéra, pour sa contribution documentaire. :)
‣ Crédits iconographiques : Visuel du disque, © Ambronay Éditions - Messine c. 1760-1780, œuvre de Desprez, Akademische Kunsthandlung, Augsbourg, Allemagne - Vidéo promotionnelle du CCR d'Ambronay -
Il Diluvio, une toile d'Agostino Carracci (1616-1618) - Caroline Weynants, © Festival de Wallonie -
Fabiàn Schofrin, La Mort, © Bertrand Pichène pour le CCR d'Ambronay - Evelyn Ramírez Munoz, © www.visionescriticas.cl - Matteo Belloto, sur son site - Fabiàn Schofrin, © www.musique-montagne.com - Fernando Guimarães, © portuguesemusicandmusicians.blogspot.com -
Mariana Flores, © www.midis-minimes.be -
Leonardo García Alarcón, © Jacques Verrees pour www.bozar.be.