Mieux, le Bach de Londres ne se contente pas d'étaler pour le plaisir sa science instrumentale ; plus important pour un dramaturge, il échafaude des scènes, véritables interférences entre les protagonistes, dont le chœur, auxquels il confie de séduisants apprêts (le remarquable tableau carcéral de l'Acte II, par exemple). Ceux-ci rapprochent, au sein de l'Europe des Lumières, le contexte de la genèse d'Amadis de Gaule d'une rencontre déterminante : celle de Mozart, ami et cadet de vingt-et-un ans.
Laissons l'intuitif Jérémie Rhorer s'en ouvrir : "J'ai été frappé par la proximité de cette œuvre avec Idomeneo, que Mozart a composé et créé à Munich début 1781, un peu plus d'un an après Amadis". Et de rappeler que les sources du chef d'œuvre mozartien remontent au voyage à Paris de 1778 (6)(7). L'imagination orchestrale et vocale n'est pas seule en cause, des tournures se reconnaissent bel et bien entre les deux tragédies - or, c'est le Saxon qui a l'antériorité pour lui. Rhorer cite à tire d'exemple le grand air d'Oriane au III, dont la tension anxieuse, en effet, préfigure nettement celle de la future Elettra. Ce n'est pas la seule saillie : l'irruption au II, sur fond de trombones, de la voix spectrale du frère défunt d'Arcabonne dépasse toutes les limites communément accordées à la simple coïncidence : sans contredit, la voce di Nettuno s'annonce ici. Mais Bach va plus loin s'il se peut, à la toute fin, en confiant à son héros une stupéfiante Ariette avec chœur, tissée de colorature aussi aériennes que périlleuses... et familières. Pour cause : ce sont ni plus ni moins, et presque à l'identique, les accents de Fuor del mar qui s'imposent soudain à nous. Un Anton Raaff (8) aurait pu chanter ces traits !
Le jeu des similitudes peut se prolonger : ce chœur en coulisses pressant, à l'Acte I, le ténor-paladin de venir délivrer une princesse séquestrée par des barbares, n'évoque-t-il rien d'autre de Mozart ? Encore plus : avec toute la prudence que l'exercice réclame, il est difficile de ne pas déceler dans l'ample duo introductif, volontiers pré-romantique, un terreau (y compris harmonique) que sauront exploiter à leur tour Weber (Euryanthe) puis Wagner (Lohengrin) pour leurs complots de méchants. L'épisode le plus puissant - l'Acte II avec ses prisonniers finalement délivrés - anticipe franchement, hasard ou pas, un Fidelio d'un quart de siècle postérieur.
Captivante entreprise au final, dont les évidentes inégalités n'entament pas l'intérêt musicologique majeur : sans être aussi aboutie que la Sémiramis de Catel révélée au dernier festival de Montpellier, elle rend à Jean-Chrétien Bach - par le truchement, en somme, d'un virtuel opéra français de Mozart - la place que Jérémie Rhorer veut lui attribuer : celle du chaînon manquant (7).
(3) Se reporter au livre d'Alexandre Dratwicki, Un nouveau commerce de la Virtuosité, Éditions Symétrie.
(4) De la même année : 18 mai pour Iphigénie, 15 décembre pour Amadis !
(5) "Orage et passion" : période dans l'évolution la musique, de 1765 à 1775 environ, où s'impose chez les compositeurs marqués par Mannheim et Vienne, un recours fréquent aux tons mineurs jugés plus propres à dépeindre les variations des sentiments.
(6) Jérémie Rhorer a dirigé Idomeno au Théâtre des Champs-Élysées la saison dernière. Souvenons-nous que Varesco adapta pour l'occasion un livret français de Danchet, traité en 1712 par Campra ; il n'est au surplus pas anodin qu'Idomeneo se dote tel Amadis d'un ballet final conséquent. Rhorer est également l'auteur d'un parallèle très convaincant entre le finale de l'Acte II des Nozze di Figaro... et l'Amant Jaloux de Grétry, une autre œuvre qu'il a défendue récemment.
(8) Anton Raaff (1714-1797), ténor rhénan, créateur du rôle d'Idomeneo.
▸ Jacques Duffourg
‣Paris, Opéra Comique, vendredi 6 janvier 2012 - Johann Christian Bach : Amadis de Gaule, tragédie lyrique en trois actes sur un livret d'Alphonse de Vismes, d'après Philippe Quinault et Garci Rodriguez de Montalvo (1779).
‣ Philippe Do, Hélène Guilmette, Allyson McHardy, Franco Pomponi, Julie Fuchs, Alix Le Saux, Peter Martinčič, Ana Dezman, Martin Susnik - Compagnie Les Cavatines, Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, Le Cercle de l'Harmonie - direction : Jérémie Rhorer.
‣ Une coproduction de de l'Opéra Comique, de l'Opera in Balet Ljubljana, du Palazzetto Bru Zane, du CMBV et de Château de Versailles Spectacles. ‣ Crédits iconographiques - Johann Christian Bach par Thomas Gainsborough (1776) - Deux photos de la production, © Pïerre Grosbois - Jérémie Rhorer, © Yannick Coupannec - Vidéo promotionnelle du Palazzetto Bru Zane - Philippe Do, © Christian Lartillot - Édition originale (en espagnol, 1533) de l'Amadis de Gaule de Garci Rodriguez de Montalvo.