Reviati © Casterman - 2011
« Le titre en italien, Morti di sonno, se traduit par « État de veille ». Mais sonno, en italien, signifie « sommeil » : le sommeil de gens dont la vie s’écoule entre inconscience et conscience, indifférence et lucidité. Ces gens, ce sont les habitants d’une triste cité de banlieue, presque tous ouvriers à l’usine pétrochimique voisine. Leur sombre histoire est racontée du point de vue d’un enfant, Koper, et de ses amis désœuvrés – tous rejetons des employés de l’usine qui dévore leurs vies sans joie, tous forcés de grandir à l’ombre des tours d’immeubles, tous ayant fait de longue date l’apprentissage du renoncement » (synopsis éditeur).
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L’ambiance du début d’album est toute en tension. On est à l’affût et on fonce tête baissée dans cette cavale infernale menée tambours battants par l’auteur. Il met en scène un adolescent qui fuit un groupe d’hommes. Des flics ? Une milice privée ? Pour qui et pourquoi veulent-ils le prendre ? « Je dois m’en aller vite. Ils seront bientôt là. Combien ont fini comme ça ! (…) Et maintenant c’est mon tour. Mais je suis trop petit. Tous les autres étaient plus grands. Ça ne peut pas m’arriver maintenant » et puis la nuit s’efface sur ce cauchemar dont on ne saura jamais s’il s’est réellement passé ou non. Le temps est venu de comprendre où nous sommes : petit village italien, au cœur des années 1970 je pense mais ce récit est intemporel. Il décrit le quotidien d’ouvriers et de leurs familles. Le personnage principal est un enfant, il a 8 ans mais nous allons le voir grandir tout au long de l’album. Sa vision personnelle de cette vie-là évolue au fil de l’histoire, les peurs enfantines laisseront la place à la crise d’opposition de l’adolescent puis se noieront définitivement dans l’alcool quelques 348 pages plus loin. Boire pour supporter la vie, boire pour oublier ce destin tout tracé, boire pour oublier que ses parents n’ont jamais eu les moyens de lui offrir une autre vie, un autre avenir professionnel que celui qui l’attendait –depuis le berceau- pour le manger dans le quotidien de l’usine.
L’Usine. Personnage à part entière de ce récit. L’usine et sa silhouette fascinante. Elle martèle et impose son rythme à tous ceux qui se sont installés là. L’usine nourricière et meurtrière qui accouche chaque jour de ses effluves nocives, rendant possible le turn-over de la main-d’œuvre ouvrière. Omniprésente dans le quotidien de ces gens-là, fascinante pour ces gens-là… à tel point que certains accrochent même le portrait d’Enrico Mattei sur le mur de leur salon…
… Et les enfants qui s’amusent à deviner la provenance de certaines effluves de l’usine pétrochimique :
« Pisse de chat : Acétylène. Punaise écrasée : Ammoniaque. Gomme et sucre brûlés : Phénol…. »
Un album brut et dur, aussi dur que ce qu’on avait pu lire dans Putain d’usine, d’autant plus dur qu’on voit cette fois ce géant de fer sous le regard d’un enfant.
Le style de Davide Reviati est mordant. Les jeux de hachures renforcent le côté incisif de ce destin tracé que l’on découvre. Tout se teint ici de mélancolie. Jeunes et moins jeunes, tous ou presque sont privés de leurs illusions, de tout espoir d’une vie meilleure. Et ceux qui s’en tirent ont tôt fait d’oublier les petits rituels de l’enfance, entre partie de foot et tabassages de chats.
Une lecture que je partage avec Mango et les lecteurs du mercredi
Chronique d’une vie toute tracée. Un roman graphique très sombre et pour lequel j’ai du mal à m’extraire. La portée des propos qu’il contient me muselle et me met mal à l’aise. Je préfère me cacher derrière les propos du personnage principal…
Et maintenant ? Là, je devrais te raconter ces années héroïques et lâches. Je devrais te raconter la Dame Blanche qui cheminait sur les routes du village et de la ville. Je devrais te parler de la SPEM et te dire pourquoi une équipe avec autant de champions est toujours restée en deuxième division. Je devrais te raconter toute l’histoire de ces éphèbes grecs fascinants et désinvoltes, et de la nuée de filles qui les suivaient partout. De leurs rites d’initiation et de la toux caverneuse de Lario. Du cynisme et de la cruauté. D’un avant et d’un après. Je devrais te parler de leurs yeux. Comment puis-je te les décrire si tu ne les as jamais vus ? Quel poète à la con. Je pourrais te parler de cette nuit où j’ai vu Marzio en rentrant chez moi. Je devrais te dire que ce n’est pas la nuit où Marzio est mort. Et puis te parler de la grande en ruine que nous appelions le baisoir. De ce que Lario y faisait. Des liasses de billets qui remplissaient ses poches. Du tapin et des faux accidents, des vols et des agressions. Je devrais te parler de tout cela. Et de tout le reste aussi. De la Communauté. De la galère. De ce mal dont on ne comprenait pas encore l’origine. Qui se répandit comme la peste. Je devrais te le dire Ettore. Je devrais tout te raconter. Vider mon sac. Pardonne-moi Ettore, je t’en prie. Mais je ne peux pas. J’ai essayé, je te jure. Je me suis mis là et j’ai écrit, j’ai dessiné. J’ai parlé. Mais là non. Je ne peux pas. Je voudrais, crois-moi. Je voudrais tant te parler de tout cela… Je voudrais te dire la vérité. Mais la vérité ne tient pas aux faits, Ettore. Ni même aux histoires. La vérité, c’est autre chose et je ne sais pas l’interpréter.
Les chroniques de la FNAC, David Fournol et Ortonese.
Extraits :
« Nous ne l’avons plus vu, le papa d’Ettore. Nous ne le voyons pas rentrer à vélo du travail. Il ne vient plus arbitrer nos parties de foot devant la maison. Et puis un jour ma mère m’explique tout. Le papa d’Ettore est parti, dit-elle. Il est parti pour un long voyage et il ne reviendra plus. Parti ? Pourquoi ? Et où ça ? C’est à ce moment-là que j’ai commencé à penser que la mort n’était qu’une absence non justifiée » (État de veille).
« Je ne l’ai jamais vu poser son cul quelque part. Je ne l’ai jamais vu s’arrêter quelque part sans rien faire. Il n’a pas de temps à perdre Lario. La vie passe vite, il le sait. Et quand elle ne passe pas devant chez soi, il faut aller la chercher » (État de veille).
« Il travaille dans toute l’Italie et aujourd’hui il est à Ravenne. Alors il a envie de revoir le village. Forcément, on commence par des souvenirs. Ils servent à se reconnaitre. A tenter de démêler une pelote défaite » (État de veille).
« Tu veux que je te parle de mon sifflement dans les oreilles ? Un sifflement permanent, nuit et jour. Tout le temps. Comme le bruit sourd de l’usine. Acouphène. Le médecin dit que ça s’appelle comme ça. (…) C’est que des conneries. Tu veux que je te dise ? C’est le bruit du silence. Tu ne l’entends pas, toi ? Il est là tout autour du village. Un silence naturel, même pas forcé. Il ne te provoque pas, il est là, un point c’est tout, le silence des absents » (État de veille).
État de veille
One Shot
Éditeur : Casterman
Collection : Univers d’auteurs
Dessinateur / Scénariste : Davide REVIATI
Dépôt légal : janvier 2011
ISBN : 978-2-2203036087
Bulles bulles bulles…
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