si on partait...

Publié le 06 mars 2012 par Pjjp44

"Cher village natal! Délicieuse oasis! Le petit garçon s'en ira faire au loin son long pèlerinage, mais toujours les syllabes de votre nom chanteront dans sa mémoire l'hymne intérieur des jours bénis de son enfance.
il n'y a pas deux villages comme celui-là! Qu'on voudrait, plus tard, le retrouver dans un livre dont on baiserait passionnément toues les pages! On y verrait l'école, la charmante église, le petit cimetière, le gros château d'eau, la croix du carrefour à l'ombre du grand tilleul, et le café-tabac.
On y verrait comment le ciel, le soleil, les cumulo-nimbus, les arbres, les campagnes, les pimpantes chaumières ont modelé l'âme d'un enfant et l'on marquée de leur empreinte.
.../...

../...Deux cantonniers cassent des pierres sur le bord d'une autoroute. On ne les voit pas (on peut quand même les imaginer) car ils sont cachés par un gros mur de béton. Ce gros mur de béton soutient un pont, sur lequel des petits enfants gesticulent à l'intention des milliers de voitures qui sont bloquées sur l'autoroute. il fait très chaud.
µL'un des cantonniers, qui s'appelle Laverdure, s'essuie le front du revers de la main. L'autre cantonnier en fait autant. il s'appelle Bardamu.
ils ont le visage buriné, le torses velu, et de grosses mains calleuses, c'est évident. ils portent avec noblesse les marques d'une vie laborieuse et saine. Surtout Laverdure.
Deux entailles dans les joues brunies, deux larges fosses qu'y ont creusées peu à peu, au bas des pommettes, trente-deux années d'efforts pénibles et quatre cent cinquante hectolitres de pinard, témoignent:
-Tu casses, tu casses, c'est tout ce que tu sais faire!
-Et toi, diabolique vieil édenté, qu'est ce que tu fais d'autre, réplique Bardamu?
"Le boulot, récite alors Laverdure, est le vrai consolateur, celui qui relève le type de toutes ses défaillances, qui le sauve des tentations vulgaires, qui l'aide à porter le faix des longues emmerdantes heures, et qui ennoblit sa putain de vie."
Cependant Bardamu continue de grommeler. Bardamu  ,n'est pas bon ouvrier comme Laverdure. Ses cailloux, de toues les tailles ils sont. Le fieffé sournois paresseux! Sa maman l'avait bien dit: tu casseras des cailloux au bord des routes si tu n'apprends pas à écrire. C'est loin, c'est loin! enfin finalement il n'a pas appris ses leçons et depuis casse et concasse, le Bardamu, au bord des poussiéreuses torrides vicinales et autres. Trente-deux ans ça fait! Trente-deux ans ça porte au respect!
Berdamu cesse de grommeler. il s'assoit sur son tas de cailloux, mais sans pouvoir le dissimuler complètement au regard réprobateur de Laverdure, qui a l'oeil rond et jaune;
-Le succès n'est pas ce qui importe; ce qui importe c'est...
-Boucle-la! coupe Bardamu.
Mais Bardamu se doute bien qu'il sera privé de dictée. et c'est un peu comme d'être privé d'existence, car le village de Laverdure et Bardamu est seulement dans un livre de dictées.
Le jour décline. Laverdure prend sa musette et sort une bouteille de vin rouge, qu'il tend à son compagnon. Puis chacun ramasse ses petites affaires et l'on s'en va par un chemin de terre jusqu'au village.
Deux douzaines de maisons, pas plus, moutonnent au pied de l'église. Ce sont des chaumières blanches, avec des volets verts. Une fermière trait ses vaches, les poules picorent du bon grain, le boulanger allume son four. Le braconnier, car il en fallait un, s'en va suivi de son chien courir les bois et poser ses collets. Le garde champêtre vide un dernier verre au café-tabac avant d'aller tituber avec le braconnier du côté du grand tilleul qui est sous le château d'eau. Laverdure et Bardamu s'arrêtent à l'entrée du village, au seuil de la forge où le forgeron forge. Dehors, un cheval de trait pense à des cousins à lui, des cousins éloignés qui viennent de s'établir à Auteuil.
Tandis que l'équidé songeur poursuit ses ruminations, Laverdure et Bardamu pénètrent dans l'atelier du forgeron et Bardamu s'écrie gaiement: "Maréchal, maréchal, nous voilà!"
Dans son modeste logis au-dessus de l'école, l'instituteur prépare la dictée du lendemain:
"Petite rivière qui promène dans la petite vallée les caprices changeants de ta course onduleuse, je suis de ceux que tes grâces rustiques appellent et retiennent sur tes bords..."
...mais l'instituteur rêvait d'écrire un jour un roman. il en avait imaginé le début: une grande, grande route, des voitures, deux jeunes gens qui seraient partis en vacances, il les aurait appelés Jeannot et Julie...
Mais les mots ne lui venaient pas. Les mots devenaient chaque jour un peu plus vieux, comme lui. il n'y pouvait rien, cela tournait en rond, le boulanger pétrissait sa pâte toujours de la même façon, le forgeron faisait rougir ses fers et les martelait dans de joyeuses gerbes d'étincelles, ça sentait bon le froment chez le meunier, et les arbres, au bord des champs, modelaient l'âme des enfants...les enfants, ils en ont vite marre. Ils restent des heures à regarder les autos qui vont quelque part. ils font de grands gestes aux conducteurs. Ils font tomber de grosses pierres sur la chaussée pour provoquer des accidents.
.../..."
extrait de "Si on partait" un roman de Pascal Lainé- (feu) Editions L'Arganier-




photos: Lauren Wessel