Nous sommes en 1998. Le monde du jeu est dominé par les FPS, que l’on appelle encore Doom-like, et la mode occidentale est au génocide de mutants ou d’aliens. C’est dans ce climat sanglant que débarque de nulle part le premier jeu d’infiltration en 3D. Bien avant les Hitman, Splinter Cell et consorts, le postulat de départ de Looking Glass Studios est révolutionnaire : et si au lieu de commettre un génocide, il fallait éviter de se faire repérer ? Ce jeu s’intitule Thief, et ses créateurs Looking Glass Studios viennent sans le savoir d’entrer dans la légende.
Des cutscenes de grande classe émaillent l'aventure.
Nous sommes au moyen-âge, et la tentaculaire Cité est tenue d’une main de fer par les Marteleurs, un ordre religieux fanatique qui prône le progrès technologique et à qui on doit l’eau courante et l’électricité. Du côté opposé, les Païens, dont les rangs comptent autant des hommes-arbres que des sorcières des bois ; et au milieu, les énigmatiques Gardiens de l’équilibre, dont notre personnage fût autrefois membre. Vous incarnez Garrett, cambrioleur aux talents inégalés, et la Cité est votre terrain de chasse. Véritable anti-héros comme on n’en fait plus, son charisme n’a d’égal que son cynisme et sa cupidité. Ni dieu ni maître, et une seule préoccupation : se foutre de tout. Ses répliques cinglantes sont toujours de petits bijoux d’humour grinçant, et l’on prend très vite plaisir à incarner ce misanthrope notoire. Cela contribue à une immersion prodigieuse par ailleurs, due à deux autres facteurs. Tout d’abord, la cohérence des niveaux : que l’on traverse des manoirs, des forêts surnaturelles ou des ruines perdues, l’ensemble brille d’un savoir-faire indéniable en termes de level design et de direction artistique, permettant des situations extrêmement variées.
Ce niveau bardé d'influences escheriennes et d'illusions d'optiques est un régal vertigineux.
Les graphismes, même s’ils ont vieilli (mention spéciale aux ennemis atteints de polio polygonale), dégagent une atmosphère unique ; les contrastes puissants entre obscurité et lumière n’y sont pas pour rien. Le second facteur, c’est l’ambiance sonore dirigée avec talent par Eric Brosius et impeccablement doublée en Français. Si aucune musique n’est audible durant les phases de jeu, c’est pour mieux souligner la virtuosité des bruitages ; et s’intégrer au gameplay, mais nous y reviendrons. Bruit de pas, planches qui craquent, taverne bondée, garde qui parle tout seul, etc. : les niveaux ont beau être toujours nocturnes – à l’instar du petit frère Deus Ex -, ils fourmillent d’une vie inquiétante et surréaliste. Une grande partie de cette ambiance saisissante provient des zones d’ombres de l’univers, au propre comme au figuré. Rares sont les jeux dans lesquels on se sent simultanément chasseur implacable et proie sans défense.
Ce carrelage pourrait signer votre perte ! Même si cela semble évident aujourd'hui, Thief était le premier jeu à modifier le son des pas en fonction de la surface.
Ce qui nous amène à la dernière grande force du titre : son gameplay. Le soft est axé sur deux piliers : exploration et infiltration. Exploration d’abord parce que les cartes et notes permettant de vous repérer dans le tortueux dédale des niveaux sont au mieux évasives, au pire incompréhensibles. Infilration ensuite, qui tient en un mot d’ordre : vous n’êtes pas un char d’assaut ! L’ombre est votre alliée, et la discrétion votre meilleure arme. Se débarrasser d’un garde à l’épée n’est pas très difficile (et prohibé au niveau de difficulté maximum), mais son râle d’agonie risque d’attirer très vite ses comparses, auquel cas vous avez peu de chances de survivre au courroux d’une dizaine de miliciens surarmés sans une bonne cachette ! Pour vous aider dans votre tâche, vous disposez d’une gemme de visibilité qui comme son nom l’indique, vous montre à tout moment si vous êtes aussi discret que le nez au milieu de la figure ou similaire à une ombre dans le noir. Si vous êtes repéré, c’est le cri de l’ennemi qui vous en informera, pas cette gemme. Difficile d’expliquer pourquoi elle a été si peu reprise dans d’autres jeux, qui ont préféré opter pour un système moins bien conçu indiquant si des ennemis vous voient à l’instant t.
Ne disposant pas du physique de mutant d’un Sam Fisher ou d’un Ezio, Garret possède un arsenal fourni, qui en dehors du désormais classique nécessaire de crochetage et de quelques potions compte une épée qu’il vaut mieux ne pas utiliser (furtivité, tout ça), d’une matraque bien pratique pour se débarrasser d’un garde en silence avant de cacher son corps, et finalement d’un arc. Outre les flèches classiques et inutilement assassines, il en existe six autres, allant de la flèche à eau pour éteindre les torches à la flèche à corde permettant d’atteindre des hauteurs insoupçonnées. Mais cet arsenal n’est rien sans vos facultés mentales, qui seront mises à rude épreuve pour venir à bout des 13 immenses missions d’un jeu à la difficulté relevée – même en mode facile -, une seule d’entre elles pouvant vous occuper des heures durant. Vous l’aurez compris, on parle ici de l’un des premiers représentants du jeu vidéo à gameplay émergent.
Long, riche, gratifiant et injustement méconnu en France, Thief est encore aujourd’hui considéré par bien des professionnels comme l’un des meilleurs jeux jamais conçus, à raison. Le vaste paysage vidéoludique aurait été bien différent sans ce titre culte perçu par tous comme une révolution à sa sortie, et dont la communauté est encore très active.
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