Très cher Bruce,
c'est une sale habitude que j'ai prise d'écrire (in)directement aux artistes que j'aime/aimais bien. Depuis le temps que j'ai ouvert ce blog, je n'ai pas beaucoup parlé de toi, et ce n'est pas te faire justice. Mais je vais t'expliquer pourquoi.
J'ai une bonne raison de t'écrire aujourd'hui. Tu sors ton 17ème album cette semaine ; comme il se doit, je suis en train de l'écouter tandis que je t'écris. Et franchement, pour l'instant, je n'en sauve rien. Ca rentre par une oreille, ça sort par l'autre. Pire : j'ai même zapé une chanson avant la fin. Et c'est comme ca depuis 2007 et l'album de cette année-là. Je dois remonter à 2002 et The Rising pour trouver un album studio avec le E Street Band qui soit dans la veine de tes précédents (Devils and Dust, dans la veine de Nebraska et The Ghost of Tom Joad, ne m'avait pas déçu. Dans la folk, tu restes encore maître).
Mais je crois qu'il faut que tu revois tes fondamentaux et ta propre mythologie. Qu'est ce qui ne va pas ?
La voix ? Non, toujours aussi rocailleuse et sensuelle quand elle veut.
L'orchestration ? J'avoue que les violons de bal musette irlandais ça me saoule un peu depuis le Seeger Sessions. La chanson éponyme est pas mal cependant, dans sa vaine tentative d'imitation des Dropkick Murphys.
La rythmique alors ? Toujours la même... Franchement Bruce, rien que sur Darkness on the Edge of town, c'était l'épiphanie à chaque chanson, aucune ne ressemblait à l'autre. Même les kitscheries de Born in the USA passeront mieux l'épreuve du temps que ces chansons du présent.
Et puis... et puis... Je ne sais pas. Il manque quelque chose. D'assez indicible, je l'avoue, du coup ça ne rend pas ma critique très efficace. Pour faire simple, je dirai que tout ça sent terriblement le conformisme. Tu nous as tellement habitué à mieux que la déception est grande.
Que veux-tu, je suis super nostalgique de cette époque fabuleuse où chacun de tes albums avait sa personnalité, son atmosphère. C'était noir et en même temps terriblement optimiste, les balades étaient lumineuses et paisibles comme un soir d'été, les chansons plus rock te réveillait un macchabé. En comparaison de ce que j'appelais, à l'époque, les « musiques de suicidé » (Nirvana, Joy Division, par exemple, grâce auxquelles la dépression des auteurs te rejaillit dans la gueule sans que tu n'ais rien demandé) ta musique donnait la rage de vivre. Quand on t'entendait, on était heureux d'être vivant. Sans exagérer, je crois que c'est ce sentiment, dont tu n'es, peut-être, pas très conscient, qui a « sauvé » bon nombre de tes aficionados.
In Candy's Room
"In Candy's Room, there are pictures of her heroes on the wall..."
Ma première écoute de tes chansons, c'était en 95, avec le Greatest Hits et le single « Secret Garden ». A 11 ans, on percute pas encore. 4 ans plus tard, j'ai redécouvert l'album entier, et à partir de ce moment là, je t'ai idolâtré pendant près de 10 ans. Sans déc. Il n'y avait pas meilleure fan que moi (à peuvre : je voulais me marier avec toi. Tu vois ça d'ici). Les posters collectors chinés aux puces, les vinyls, les disques évidemment, ma collection de bootlegs patiemment concotée, pour laquelle je passais des heures à rechercher les covers de chaque live sur des sites italiens (chacun sa geekitude adolescente, pour d'autres c'était Blood Bowl)... Je me levais la nuit pour écouter tes disques ou chercher des photos de toi en catimini des parents, tout en faisant exploser le forfait Wanadoo 10h/mois. T'en as vu où des fans comme ça ?!
Voilà un bon résumé photographique de tes chansons, et de ce qu'elles signifient pour moi : lumière, bonheur, et rock n'roll.
Mais c'est qu'à cet âge de merde, on se sent tellement mal qu'on a besoin de quelqu'un qui puisse nous faire partager son expérience, nous montrer que croire rend les choses possibles, nous aider à construire notre personnalité, à savoir ce qui nous branche dans la vie, et ce qui nous branche pas. Quel look on veut avoir, quelle attitude on va se donner, bref, tu vois le topo. Eh ben à cette époque là, c'est toi que j'ai trouvé. Pourquoi ? Va savoir... Le cheminement a été bizarre, il y a eu avant toi Queen, les Beatles et les Rolling Stones. Elvis, je ne le compte pas, c'est comme se demander pourquoi on respire, on ne peut pas faire autrement. Par extension, David Bowie et George Michael (ma période gay?) Mais ce fut toi le détonateur. C'est comme ca. J'ai essayé ton illustre précédesseur, Bob Dylan : chiant (je n'ai pas le snobisme de mentir et de me pâmer sur ses chansons : à part l'album Desire et les « essentielles », je me fais chier avec Zimmerman). J'ai essayé les Pink Floyd, même verdict. Et puis d'autres, moins essentiels peut-être. Je ne sais plus. De toute façon, quand on regardait ma discothèque, on avait plus vite fait de compter ce qui n'était pas de toi.
Comment te dire...Tes chansons, elles avaient quelque chose de cinématographique. Ecouter tes chansons, c'était aussi bon que voir un vieux Scorcese, Macadam Cowboy, ou ChinaTown. Tu vois le genre ? Il y avait une âme, ton âme, dans ces chansons. On sentait, savait tout de toi rien qu'en t'écoutant. Je n'ai jamais vécu une expérience aussi sensuelle et éloignée avec un artiste, et je crois d'ailleurs que ça ne se refera plus jamais, parce qu'il faut avoir une certaine innocence, celle de l'adolescence, pour être assez réceptif et sans à priori. Sans oublier bien sûr que l'expérience live était du 10 000 volts pur (d'où la collec de bootlegs, parce que chaque interprétation avait sa valeur).
Ton époque testostéronée... J'adorais.
Alors voilà, comme toujours, on embellit le passé. Ces albums qui ont été la B.O de tant de souvenirs et d'événements pour moi se sont forcément sacralisés, mais il me reste tout de même mes oreilles et mes tripes.
Et à l'aune de tout ça, je crois pouvoir me permettre de te dire qu'à l'écoute de Wrecking Ball, il n'y a rien qui remue, et rien qui reste dans la tête. Et ça fait depuis 2007 que j'ai décroché. Ce n'est pas uniquement la découverte du métal qui a fait ça. La brutalité musicale et la rythmique tellurique ne m'empêchent pas d'aller regoûter à des mets plus délicats et délicieusement pervers pour l'âme ; ainsi Neil Young, un de tes maîtres. C'est vraiment que la page des jours glorieux de tes chansons peuplées d'amants maudits, de Ford Mustang ou de Buick pourries dans les no man's land des Etats-Unis, de rebelles qui se font la banane devant la glace avant d'aller choper, et sans oublier tous ces fabuleux poèmes dépressifs et contemplatifs, est définitivement tournée.
En fait, c'est ça le problème : dans ton grand génie, tu captes réellement bien l'esprit de ton époque. Dans les années 70, rebelles, ténébreuses et dans un certain sens, magiques, tu était à leur image, et tes chansons aussi. Plus pop dans les années 80. Résolument en colère et pessimiste en 2002 dans cette Amérique post-11 septembre. Et depuis... le cinéma est globalement chiant, la littérature, n'en parlons pas, et ben ta musique s'en ressent. Toutes les critiques te disent en colère. Ah bon ? Bah merde, t'as la colère bien pépère aujourd'hui.
Alors évidemment, les ¾ de tes fans s'en foutront, tu pourrais réciter le Bottin qu'ils trouveraient ça génial et continueraient à débiter la liste de tes albums année par année pendant qu'ils font la queue devant la salle de concert. Moi je file me remettre Thunder Road ou State Trooper. Car rien que pour avoir écrit « it's a town full of losers, and I'm pullin' outta here to win », tu as ma gratitude éternelle. Cette phrase, qui est pour ainsi dire le résumé de ta philosophie de jeunesse, elle fut un putain de moteur pour moi, et après tout, c'est tout ce qu'on demande à de la bonne musique.
Voilà, l'album est fini.... J'aime bien la fin. Ah merde, tu fais une reprise de Land of Hope and Dreams (live de 2001) ou j'ai mal entendu ?
Sans rancune ? Je t'aime toujours.
Moi aussi, j'écoute toujours Greetings from Asbury Park, NJ avec nostalgie...
P.S : je vais me foutre à dos tous tes fans, mais je m'en fous. Et j'emmerde Télérama. Fais une bise-prière à Danny et Big Man pour moi.