Dans la nouvelle Tunisie les affaires du corps et du cœur sont autant de prétextes à des conflits entre différentes « cultures » si l’on veut, différentes manières pour l’individu, homme ou femme, de concevoir sa place dans l’espace public : sa visibilité, ses modèles, son autonomie par rapport aux normes familiales, morales, sociales… Autant de questions qui ont pour lieu de désir et d’effroi le corps des femmes. Il y a eu ainsi le « corps de Dieu », montré à l’écran lors de la diffusion du film Persepolis par la chaîne Nessma en octobre dernier ; les corps sexualisés à l’occasion de débats qui ne sont toujours pas terminés sur la légitimité ou non d’une censure des sites pornographiques ; les corps des starlettes lorsque l’actuel ministre de la Culture fait part de sa décision de ne pas inviter au prochain festival de Carthage des chanteuses (libanaises ou égyptiennes) trop aguichantes ; le corps des supportrices de foot lorsque la reprise d’une photo dénudée de l’admiratrice (et épouse) d’une star tunisienne du ballon rond exilé en Allemagne entraîne l’emprisonnement d’un propriétaire de journal (libéré depuis) ; le corps de la sexualité inquiétante des femmes quand le débat public, y compris dans la bouche du président de l’Etat, tourne autour de l’excision des femmes… Tout cela en l’espace de quelques semaines, et on en oublie sans doute…
Dernier sujet en date, le corps des mariées ou, si l’on préfère, la question du mariage pour les jeunes Tunisiens et Tunisiennes. Une question traitée dans ces chroniques en septembre 2009 (4 billets, le premier est ici), notamment à partir du phénomène du « mariage coutumier » (زواج عرفي), en bref l’existence, sur une échelle de plus en plus importante, de « contrats de mariage » qui arguent de la valeur d’un engagement religieux (un contrat moral passé devant Dieu en quelque sorte) pour se dispenser d’un enregistrement légal (et d’une célébration publique). Un phénomène complexe, qui répond à toutes sortes de logiques sociales, économiques, politiques même parfois, et que l’on peut interpréter, en fonction des contextes, aussi bien comme une forme à peine déguisée de prostitution que comme une manifestation de nouvelles pratiques sexuelles autorisant presque ouvertement les relations sexuelles prémaritales…
Un phénomène présent depuis longtemps dans la société tunisienne (voir ce billet à propos d’un film sorti en avril 2007), mais qui prend visiblement des proportions encore plus grandes depuis la révolution tunisienne, au point que Sihem Badi, actuelle et très contestée ministre des Affaires de la femme, a cru devoir s’en mêler pour en dire du bien dans un premier temps, avant de se rétracter. Concrètement, depuis la révolution de plus en plus de jeunes, en particulier dans les milieux étudiants (un détail qui a son importance), vivent conjugalement – et en toute illégalité – à la suite d’un « contrat » de mariage coutumier (une simple promesse verbale souvent, parfois davantage formalisée, devant une autorité religieuse mais pas nécessairement).
Sur le spectre politique traditionnel, les positions sont aussi claires que parfaitement attendues : surfant sur une tendance plébiscitée par la jeunesse, les différentes tendances de l’islam politique encouragent plus ou moins ouvertement (selon les partis et les individus) des pratiques qui « renforcent l’islam » (en tout cas dans l’espace public), par exemple en donnant à la « loi divine » et au contrat religieux plus de poids qu’à la « loi des hommes » (le contrat de mariage civil) ; à l’inverse, les courants dits « modernistes » de la société tunisienne s’alarment de constater une telle évolution précisément dans un pays où l’indépendance s’est accompagnée de réformes pionnières à l’échelle de la région, notamment sur le plan des droits des femmes. Les termes du débat sont donc parfaitement fixés selon des lignes de confrontation politique archi-connues : pour faire simple, islam politique d’un côté, libéraux modernistes de l’autre.
Ce qu’il serait intéressant de mieux connaître, et qui transparaît dans des témoignages repris dans des reportages pourtant loin d’être en faveur du phénomène (voir ce reportage de France 24 ), ce sont les raisons qui poussent la jeunesse tunisienne à opter de manière assez massive pour ces nouvelles pratiques sexuelles et/ou matrimoniales. Le retour à la loi divine et à la vraie tradition affirme-t-on d’un côté, l’ignorance, la pauvreté, la naïveté dit-on de l’autre, en s’inquiétant (à juste titre sans doute) des conséquences à moyen terme de ce type de relations où la femme n’est guère protégée…
Et si ce n’était ni l’un ni l’autre ? Et si le débat politique traduisait fort mal, et de manière en vérité dépassée, les données réelles de ce phénomène social ? Ne peut-on pas faire l’hypothèse que ces mariages traduisent en quelque sorte les demandes des « enfants du numérique » qui ont fait la révolution politique et qui souhaitent désormais la prolonger dans d’autres domaines de leur vie, sans doute tout aussi importants ? En vérité, on peut se demander si ces « mariages coutumiers » sont vraiment aussi traditionnels qu’ils prétendent l’être… Même si cela peut étonner à première vue, ne seraient-ils pas aussi l’expression, après la révolte politique, d’une autre demande de liberté, au niveau des mœurs cette fois. En bref, une révolution sexuelle…
Image récupérée sur un article en ligne dont je suggère aussi la lecture…