4,5/5
Mon coup de cœur de 2008 (avec le film de Gondry, Be kind, rewind, autre monument de tendresse et d’humour).
Incroyable comme un film avec un tempo si lent peut donner l'impression de n'avoir aucun temps mort ! On n'éclate pas de rire, même dans une salle conquise dès les premières secondes, mais on sourit souvent, on est parfois ému et on s'enthousiasme devant les situations incongrues, les personnages complètement barrés et les décors inouïs (comment oublier ces images quasi-transcendantales où les bleu turquoise et ocres fabuleux des intérieurs indiens habillent l’écran de teintes éthérées ?). Comme le précisait l’intense buzz qui avait précédé la sortie, Natalie Portman n'apparaît en effet que dans un court métrage préalable, très réussi quoique un peu obscur, puis dans une séquence clin d'oeil, mais quelle présence ! Elle a un magnétisme redoutable, unique – dont on a pu goûter l'impact sur Closer. Owen Wilson est franchement égal à lui-même, avec cette émotion affleurant sous les répliques et les situations ouvertement comiques, mais j'ai une tendresse pour cet Adrian Brody là, avec sa voix traînante et ses manies de tout dérober sans vergogne. Des personnages « presque » réalistes et pourtant complètement évanescents, mais d’une manière qui permet de les rendre paradoxalement riches. On sait très peu d’eux, leur histoire ne se dévoile que par d’infimes détails impressionnistes et les lacunes dans leur passé et leur caractère ne permettent pas de tout expliquer, cependant ils sont bien plus parlants et définis que les héros stylisés et grotesquement dépeints des comédies actuelles.
Et puis, il y a cette poésie, à nulle autre pareille, une sorte de féerie attachée au pays, liée à cette ambiance entre mysticisme et épopée intérieure. Certaines séquences, comme celle des funérailles dans le petit village, sont magiques. D’autres, comme la séquence de la rivière, semblent irréelles, issues d’un autre film, d’un autre temps. Et puis les scènes tournées à bord de ces trains (qui n’existent pas tels quels en Inde), principalement dans le désert du Rajasthan, nous renvoient à un imaginaire émouvant issu tant des westerns classiques que des enquêtes d’Agatha Christie ou de l’univers de Jules Verne.
La façon dont ces bras cassés se retrouvent tout en se méfiant d'eux-mêmes alors qu'ils sont frères, leur rapport au père décédé et à la mère disparue qui transparaît par touches subtiles et dialogues percutants, tout cela fait de ce spectacle un grand moment de cinéma, d’une classe folle.
J'ai adoré.
Voilà, c'était à l'époque, des réactions "à chaud" alors que je n'avais encore vu aucun autre film d'Anderson.
Qu'en est-il à présent, dans le cadre de ce Challenge ?
Une impression parfois délicieusement déliquescente de se glisser dans un bain chaud, nombé de parfums orientaux capiteux : on se sent en terrain connu, en confiance, on se laisse glisser...
Le fait de connaître à présent nettement mieux les invariants andersoniens, ses tics de réalisation, ses préoccupations, ses thèmes favoris et son casting indéboulonnable aurait pu me blaser, démythifier son travail, ôter ce voile de surréalisme désuet qui rend ses films aussi transparents qu'inqualifiables. C'aurait été dommage.
Heureusement, ce ne fut pas le cas.
Certes, j'ai trouvé que c'était, d'assez loin, le moins drôle des films d'Anderson, sans être sombre, ou plombé par ce qui le sous-tend, qui est pourtant dramatique, voire tragique. On sent assez bien l'absence de son compère de toujours au scénario (ou la présence de Roman Coppola, quoique assez indistincte).
Darjeeling Limited, c'est un peu une version alternative de la Famille Tenenbaum : les enfants vivent plus qu'aisément, mais n'ont pas exploité leur potentiel. Pire : le père les a quitté "pour de vrai" et leur mère les fuit. Livrés à eux-mêmes, ils affrontent tant bien que mal ce quotidien dans lequel aucun héros andersonien n'aime se frotter : l'un est marié, semble posé, mais ne souhaite que le divorce (juste au cas où) et ne digère pas sa future paternité ; l'autre reproduit la structure familiale en récupérant les habitudes maternelles (mise à plat des problématiques, planification écrite - rappelez-vous le programme de Dignan dans Bottle Rocket) et s'adjoignant un secrétaire/nourrice de substitution ; le troisième cultive le spleen idéal dans une chambre d'hôtel parisien (quel être sain d'esprit peut-il raisonnablement traiter ainsi Natalie Portman ?). Hors du temps, hors du moule. Incapables d'assumer le deuil, la vie adulte et les responsabilités qui leur incombent.
Film tendre et amer à la fois, plus contemplatif que les précédents (pour une fois, pas de chapitrage chronologique), plus désenchanté, presque douloureux (je n'avais pas remarqué le nombre de fois où l'un des frères sort du champ parce qu'il ne supporte plus la présence des autres). Avec la légèreté de ton qui le caractérise, Anderson évoque des fêlures, un mal-être persistant, le suicide, l'abandon, la mort et la religion : au pays de la réincarnation, les trois frères sont en quête d'un amour maternel qui leur manque cruellement (on se souvient de l'aveu de Zissou à sa femme, véritable "cerveau" de l'entreprise) et feront un retour sur leur propre existence, vaine et pourtant si pleine d'un bonheur insoupçonnable.
Pas si difficile d'être heureux, leur apprend-on : il suffit d'ouvrir un peu les yeux.
Une forme de testament, finalement très personnel : jamais la France n'aura été aussi présente dans le script
(l'Hôtel Chevalier, la chanson de Joe Dassin). Touchant, et même poignant avec le recul. Tout bien considéré, il faudrait presque le visionner avant la Vie
aquatique.
Wes Anderson a grandi. Mais il ne vieillit pas, le bougre.
the Darjeeling Limited
Un film de Wes Anderson (2007), écrit par Wes Anderson, Roman Coppola & Jason Schwartzmann, avec Adrian Brody, Owen Wilson, Jason Schwartzmann, Barbet Schroeder, Bill Murray, Anjelica Huston & Natalie Portman
Un DVD Fox Home Video zone 2 (2008).
2.35:1 ; 16/9 ; VOst ; 88 minutes.
Résumé IMDb : Trois frères qui ne se sont pas parlé l’un l'autre au cours de la dernière année voyagent à travers l'Inde, espérant se retrouver eux-mêmes, redevenir ce qu’ils étaient les uns pour les autres. Leur "quête spirituelle", cependant, dérape rapidement (en raison d'événements impliquant des traitements contre la douleur, un sirop indien contre la toux et un spray au poivre), et ils se retrouvent bloqués seuls au milieu du désert avec onze valises Louis Vuitton. Dès lors, un nouveau voyage imprévu commence...