La Machine Entrepreneuriale Stratégique (MES) : une vision dynamique de l'entreprise

Publié le 05 mars 2012 par _

La figure de la « machine » pour considérer l'entreprise apparaît dès l'origine du management stratégique. Ainsi Frederick Winslow Taylor (1856 – 1915) considérait l'entreprise comme une machine techniquedans laquelle les tâches pouvaient être organisées scientifiquement (la fameuse Organisation Scientifique du travail (OST)). À la même époque le français Henri Fayol (1841 – 1925) modélisait les activités et les fonctions de l'entreprise en la comprenant comme une machine administrative.Tous deux ingénieurs, ils appliquaient ainsi un cadre mécaniste sur l'entreprise dans l'optique de la rendre plus performante.

Plus tard une autre figure apparaît : celle du « système ». Dans la lignée du mouvement cybernétique (Norbert Wiener), une pensée systémique se fait jour et se diffuse dans pratiquement tous les domaines jusque dans la pensée managériale et stratégique. L'idée originelle de cette approche est de comprendre certains objets comme des ensembles d'éléments en relation, et ouverts sur un milieu avec lequel ils peuvent interagir. C'est la figure du vivant en tant qu'organisme interagissant avec son environnement qui est ici prise comme modèle. En gestion, l'ingénieur français Jacques Mélèseformalise ainsi une Analyse Modulaire des Systèmes (AMS) pour piloter la stratégie d'entreprise. L'entreprise est alors comprise comme un ensemble de parties interconnectées et évoluant sous l'effet de son environnement. Cela revient en fait à faire de l'entreprise une machine organisée ouvertetransformant des flux entrants et sortants.

Toutefois les cadres machiniques envisagés jusque là pour considérer l'entreprise restent relativement rigides. Si avec la pensée systémique on a ouvert la machine, on lui a tout-de-même conservé une organisation fantasmée qui ne correspond pas à la réalité fondamentalement transversale des opérations qui doivent être menées en son sein. Pour pleinement approcher le fonctionnement dévolues à l'entreprise, il faut faire sauter également ses organes – entendus au sens d'éléments organisés – pour la considérer comme une forme dynamique tendant à se faire machine elle-même par des agencements inédits en fonction de son intention stratégique. La notion d' « intention stratégique » étant à comprendre comme « la capacité à posséder une vision de ce que devra être l'entreprise à long terme pour posséder un avantage concurrentiel durable[1] ».

N'est-ce pas d'ailleurs le sens de « l'organisation hypertexte » que suggère Nonaka[2] en tant que forme la plus-à-même de capter la création de connaissance organisationnelle, et par-là d'encourager l'innovation et de consolider l'avantage concurrentiel ? Ainsi, « la caractéristique clé d'une organisation hypertexte tient dans la capacité de ses membres de changer de contexte, se déplaçant aisément d'un contexte à l'autre », il s'agit d'évoluer dans différentes couches d'agencement machinique en produisant des machines transitoires éphémères en fonction des « exigences changeantes des situations vécues à l'intérieur et en dehors de l'organisation ».

Signalons également que l'organisation hypertexte est « un système ouvert caractérisé par une interaction continue et dynamique avec les consommateurs et les entreprises qui se situent hors de l'organisation. Elle est dotée d'une capacité de collecter les réponses des consommateurs aux nouveaux produits, de découvrir de nouvelles tendances dans les besoins des consommateurs ou de générer des idées de concepts de nouveaux produits avec d'autres entreprises. »

Je prends ici pour référence le concept de « machine désirante » développée par les philosophes Giles Deleuze et Félix Guattari dans L'Anti-Oedipe (1973). Le « désir » de l'entreprise étant compris comme sa stratégie ou son intention stratégique, on peut alors considérer une Machine Entrepreneuriale Stratégique (MES) qui viendrait faire aboutir la conceptualisation machinique de l'entreprise en tant que forme dynamique de production.

L'intérêt du concept Deleuzo-Guattarien est de penser une machine sans structure et se produisant par son fonctionnement même. On échappe ainsi aux conceptions simplistes de l'entreprise, impuissantes à rendre compte de sa capacité à changer et à innover, et la représentant comme un ensemble de cases hiérarchisées rigides. Et si chez Deleuze et Guattari le désir est production, on peut dire de la même manière que la stratégie d'entreprise est elle-même production, production de machines stratégiques opérationnelles dont le fonctionnement se confond avec leur formation, étant, dans une optique radicalement pragmatique, « exactement ce qu'on en fait, ce qu'on fait avec elles, ce qu'elles font en elles-mêmes ».

La MES, comme toute machine, est un « système de coupures », elle opère des prélèvements dans différents flux : flux financier, flux de marchandises, flux humain, flux d'informations, flux de connaissances, etc. Les machines stratégiques correspondantes (comptabilité, logistique, ressources humaines, intelligence économique, knowledge management, …) étant restituées dans ce qu'elles sont : des agencements opérationnels transversaux opérant par delà l'organisation elle-même, ou plutôt faisant fi de l'organisation.

La porte que j'ouvre ici sur une lecture managériale de L'Anti-Oedipe reste à être précisée par des recherches plus conséquentes et une confrontation empirique sur le terrain. Je pense néanmoins que le concept de « machine stratégique » peut s'avérer fécond pour conduire de manière pragmatique et opérationnelle des stratégies efficaces pour les entreprises.

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[1] Définition donnée par Norbert Lebrument dans : Intelligence économique et management stratégique, L'Harmattan, 2012, page 72

[2] Nonaka Ikujiro, Takeuchi Hirotaka, La connaissance créatrice, De Boeck, 1997, page 181