Bob Siné partage probablement avec les chats pour lesquels il nourrit une véritable passion le privilège d’avoir plusieurs vies. Ses adversaires l’avaient cru fini lorsqu’il avait été remercié de Charlie Hebdo, mais il revint sur la scène médiatique avec son propre titre, Siné Hebdo. Lorsque ce journal dut interrompre sa publication, les mêmes se crurent enfin débarrassés de lui ; leur joie fut de courte durée, puisque s’y substitua Siné Mensuel. Et ce vaillant octogénaire, en dépit de ses ennuis de santé, développe encore d’autres activités, comme le prouvent sa récente exposition à L’Ecole Estienne, la publication, en 2009, de Siné, 60 ans de dessins et, en 2010, de Jazzmaniaque, puis la sortie, l’an dernier, du film Mourir ? Plutôt crever ! Applaudissons la performance.
Avec son dernier ouvrage, ce dessinateur et caricaturiste de renom international entre même dans le club très fermé des lexicographes – un lexicographe toutefois très atypique, comme ses lecteurs fidèles peuvent s’en douter. Mon Dico illustré (Hoëbeke, 240 pages, 25 €) n’a, en effet, rien d’un dictionnaire classique. Car, en près de 400 entrées, de « Abstention » à « Zidane », l’auteur livre moins de définitions pures que des humeurs, des souvenirs, des passions et aussi quelques aversions féroces. Le tout illustré de dessins pertinents, et dans la démesure, naturellement, puisque Siné, à l’exemple de Baudelaire, ne hait rien moins que le « juste milieu ». Il aurait, précise-t-il, souhaité intituler ce livre « Les Apophtegmes de Siné » (qui n’auraient rien eu à envier à ceux de Caton), mais son éditeur, effrayé comme on peut le comprendre par un terme aussi savant, se serait employé à l’en dissuader.
Comme Alexandre Dumas dans son Dictionnaire de cuisine, l’auteur flâne, papillonne, cite des anecdotes, biographiques ou non et brosse des portraits tendres ou féroces. Ses amis figurent en bonne place ; ils s’appelaient Marco Ferreri, Léonor Fini, Jean Genet, Claude Nougaro, Jacques Prévert, Reiser ou Boris Vian. Parmi ses passions, se retrouvent le jazz, les chats, le Collège de Pataphysique dont il est l’un des dignitaires, sans oublier les plaisirs de la vie déclinés sous toutes leurs formes, sexe, alcool, tabac – une trilogie fort mal en cour dans notre société hygiéniste et néopuritaine.
Au chapitre de ses détestations, de nombreuses entrées concernent les religions dans leur ensemble, le fanatisme, la police, l’armée, la corrida, les politiciens, les pudibonds. Sur tous ces thèmes, le vieil anar s’en donne à cœur joie. Et c’est avec une plume tout aussi alerte et acérée qu’il croque certains personnages, de Benoît XVI à Napoléon, de Jean Cocteau à Ségolène Royal. L’entrée « Philippe Val » est, à cet égard, un morceau de bravoure, comme on pouvait s’y attendre.
Naturellement, nul individu, nulle institution, nulle convention n’échappe à son regard subversif. Ainsi, à l’entrée « Centenaire », décrit-il le troisième âge sans aucune aménité, mais avec un humour dévastateur. Ainsi encore rappelle-t-il non sans cruauté un article du Canard enchaîné du 12 janvier 1938 dans lequel un critique faisait l’apologie de Bagatelle pour un massacre, l’un des plus virulents pamphlets antisémites de Céline. Ainsi toujours, écrit-il de Pierre de Coubertin : « Rappelons-nous l’abominable bonhomme que fut le baron Pierre de Coubertin, fondateur du CIO, en citant quelques-unes de ses "litanies du culte sportif" qui valent leur pesant de cacahuètes : "Ô sport, tu es la fécondité ! Tu tends par des voies directes et nobles au perfectionnement de la race […] Le sport apportera à la famille, base de toute société viable, le renfort d’une santé reconquise et entretenue par le plaisir sain. […] Le sport épurera les lettres et tuera l’érotisme en lui enlevant ses lecteurs." Dangereux con, non ? » En effet.
On peut ne pas partager – tant s’en faut ! – toutes les opinions iconoclastes de Siné exprimées dans Mon Dico illustré. Pour autant, la lecture de ce livre, où l’on pleure avec lui la mort de l’un de ses chats et où l’on rit à chaque page, se révèle réjouissante. Elle apporte la preuve qu’il existe encore des esprits assez libres, assez turbulents (et assez fous aussi, bien sûr) pour ne pas s’indigner dans la bien-pensance, jouer les révoltés de salon et se figer dans l’ère glaciaire du politiquement correct. Prévert, comme l’auteur le rappelle, disait à sa fille : « Si t’es pas sage, t’iras au Ciel ! » Que Siné se rassure, pareille perspective ne risque pas de le menacer, car, sage, il ne le sera jamais.
Illustrations : Siné, Chats.