On l’a dit souvent, quelle tournure de vie que ça fait d’être artiste : pas pouvoir séparer radicalement ce qui est boulot de ce qui ne l’est pas et se laisser surprendre souvent en milieu de nuit par une image, un bout de phrase, une idée qu’on perd de ne pas l’avoir notée sur l’instant ou qui nous obsède si bien qu’elle nous oblige à nous y jeter tout vif, en oubliant le reste, des heures, des jours durant. Toujours du mal à répondre lorsqu’on me demande, façon statistique, combien de temps pour peindre un tableau. On sait jamais vraiment quand on commence à y bosser, à un tableau. On ne sait pas toujours d'où ça vient. Parfois plusieurs années entre une photo prise avec l’intension vague et le geste d’empoigner le châssis. Parfois y aller sur l’instant (même si d’expérience les images les meilleures sont celles qu’on a ruminé longtemps, dont on a vérifié l’insistance en quelque sorte). Et ces longues minutes, ces heures avachi dans le fauteuil trouvé dans la rue, est-ce que c’était vraiment ne rien faire ? C’est que le monde travaille en nous continuellement. Que la question n’est jamais réglée. On doit y revenir continuellement à l’ordinaire qui se donne à voir, échappe dans son évidence. Aux échos, à soi. Aucune image, aucun livre, aucun poème n’achève rien. On en est, comme le vieil homme d’Hemingway, à ferrer quelque chose d’immense, on doit donner du fil pour ne pas que la ligne casse : du laisser aller et de la vigilance. Il s’agit toujours de veiller à ne pas laisser passer ce « je ne sais quoi qui s’atteint d’aventure ». Etre patient. Doucement la chose nous emmène au large pour débattre, on s’y épuise, on se perd ( on pourrait en devenir fou ). A lire les carnets d’Antoine Emaz, de Pierre Bergounioux on retrouve cette usure des heures à courber, ces longs mois ou plus rien ne vient, l’angoisse de l’assèchement chez le poète ( la malchance pour le vieux pécheur ). Le répugnant du papier qu’on avale, des heures de cours que l’on dispense sans plus y croire, de la vie qu’on se fait à s’obliger de démêler les choses quel qu’en soit le prix chez Bergounioux. J’ai des jours ou tout me pèse : tout ce qui m’empêche de disposer de moi et combien je suis insuffisant à la tâche, médiocre. Bien sûr que ça nous échappe toujours en fin de compte, ne nous reste de la bête sombre qu’on a remonté que la carcasse épuisée, comme la notre. Y retourner. Jour après jour. Qui pourra dire si s’était là pécher pour vivre de sa pèche ou se retrouver engagé dans quelque chose du monde ?
Lectures : Le vieil homme et la mer, Ernest Hemingway (traduction de François Bon) Antoine Emaz, cuisine. Editions publie.net Pierre Bergounioux, carnet de notes T. 3. Editions Verdier