Régis Jauffret : la fiction à l’épreuve du réel

Publié le 05 mars 2012 par Les Lettres Françaises

Régis Jauffret : la fiction à l’épreuve du réel

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Le fait divers est la matière première de l’oeuvre de plusieurs grands écrivains d’aujourd’hui, Le Clézio, François Bon, Annie Saumont, Christiane Baroche, Emmanuel Carrère ou Régis Jauffret, par exemple, lesquels n’hésitent pas à affronter la réalité, fût-elle terrible ou sordide, pour tenter de la rendre, par le biais de la transposition romanesque, un peu plus intelligible et humaine.

Régis Jauffret est un habile romancier. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont Asiles de fous (prix Femina), Microfictions (prix France Culture-Télérama), Univers, univers (prix Décembre), il connaît tous les arcanes de l’univers romanesque. Il en a souvent, avec bonheur, et parfois avec poésie, caressé le mur maître. Deux de ses derniers ouvrages publiés aux Éditions du Seuil, Sévère en 2010 et Claustria en janvier dernier, ont la particularité de s’inspirer d’une histoire réelle, que « la fiction éclaire comme une torche ».

En préambule à Sévère, l’auteur explique : « Un crime demeurera toujours obscur. On arrête le coupable, on découvre son mobile, on le juge, on le condamne, et malgré tout demeure l’ombre, comme l’obscurité dans la cave d’une maison illuminée de soleil. » Aussi, l’imagination est-elle un outil de connaissance qui permet de plonger dans les détails comme pour en explorer les atomes. Elle triture le réel pour en extraire le moindre suc, l’étire jusqu’à la falsification, la rupture. En faisant acte de mémoire, elle refuse toute banalisation, toute négation. Elle inscrit le fait dans le temps.

Cette immersion dans une réalité tragique est toujours infiniment délicate pour l’écrivain-enquêteur qui ne saurait se satisfaire d’un « patchwork d’information se voulant objectives », et doit au contraire s’imprégner, parfois ad nauseam, de la relation de faits insoutenables, qu’il « photographie, filme, enregistre, mixe » pour, ajoute Régis Jauffray, mieux trancher le cou à la phrase, comme un meurtrier.

Non, le défi ne consiste pas seulement, pour l’écrivain, dans la collecte de paroles dispersées qui serviront à transposer l’information dans le roman. Il s’agit aussi pour lui de trouver sa place dans l’espace créé par la distorsion du réel, de lui permettre d’exister face au(x) protagoniste(s) de son histoire. Et c’est bien ce qu’Emmanuel Carrère veut signifier à Jean-Claude Romand, personnage principal de l’Adversaire, quand il lui écrit « ce n’est évidemment pas moi qui vais dire “je” pour votre compte, mais alors il me reste à propos de vous, à dire “je” pour moi-même. À dire en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne ».

Dans Claustria (contraction de claustrophobie et Austria, Autriche), Régis Jauffret s’inspire de l’affaire Fritzl qui a défrayé la chronique en 2008. À Amstetten, à 100 kilomètres à l’est de Vienne, en basse Autriche, une femme de quarante-deux ans, Elisabeth Fritzl, déclare avoir été agressée, violée et enfermée par son père pendant vingt-quatre ans dans l’abri anti-atomique que celui-ci a construit dans le sous-sol de sa maison. Elle a donné naissance à sept enfants, tous engendrés par son père, dans cette cave-prison où trois d’entre eux survivront, alors que l’un mourra peu après la naissance, et que les trois autres seront adoptés par le père et son épouse, Fritzl faisant croire à cette dernière que sa fille disparue, parce qu’enrôlée dans une secte, les a abandonnés devant leur porte.

« Dieu, s’il existait, pourrait-il jamais réparer de telles horreurs ? » écrit Régis Jauffret, citant Isaac Bashevis Singer, en exergue de ce roman de plus de 500 pages dont la lecture chapitre après chapitre nous tenaille et nous laisse sans voix. Quel est l’accord « fautif dès l’origine, erroné comme les erreurs d’un calcul numérique » qui vient « modifier la couleur du jour et éclairer le réel d’une lumière glacée » ?

Régis Jauffret, Claustria

Mélangeant les époques et alternant les instants, l’auteur nous fait plonger en apnée dans ce pays minuscule et clos du peuple de la cave, une zone de non-droit sur laquelle le père règne en maître. Jauffret dit les supplications, les cris de colère, la cruauté et les coups, puis la disparition subite du bourreau. Les vivres qui viennent à manquer, l’eau et l’électricité coupées, les corps qui se lovent, qui évoluent à tâtons dans la froideur de l’hiver ou la touffeur de l’été et que visitent les rats. Il dit l’attente quand Fritzl tarde à réapparaître, « un orage bienveillant dont on craint la foudre, mais dont on attend bouche ouverte la pluie ». Il évoque « les dernières biscottes dont on partage les miettes », « les tasses d’eaux chaudes avec un reste de sucre pour tromper la faim ». Il dit la terreur et le rêve mêlés, la douleur et la joie des naissances. Et les cris et les rires des enfants suintent ou perlent à chaque page. Il dit l’espoir immiscé dans la fuite du temps, l’espoir comme « un poussin qui casse laborieusement sa coquille, (un) drôle de poussin dont on ne sait pas encore s’il boitera ou vous emportera sans crier gare vers le paradis ». Il évoque l’irruption dans la cave de la télévision, comme le fantôme de l’extérieur, une réalité nouvelle. Il décrit inlassablement l’irrépressible désir d’ailleurs, mâtiné de la peur de s’évader, de rejoindre « la famille d’en haut » et le rire des enfants au soleil.

Vingt-quatre longues années, huit mille cinq cent seize jours, le temps enterré dans la cave pèse son poids de silence. Le silence de l’épouse qui « doute et ne sait pas », celui de la police, de la société, des voisins qui jamais n’interviennent car « on a bien le droit d’élever ses enfants comme on veut », parce que « les yeux peuvent se tromper comme les gens ».

Il dit des victimes « la mémoire broyée, mensongère », il évoque leurs souvenirs en désordre, triturés, oubliés, retrouvés, reformés, falsifiés, qui ne sont plus que fondations écroulées, d’un réel « passé à l’état de sable ». Il dit et redit, en se gardant de toute morale, de tout jugement, « le flux et reflux, l’angoisse et l’espérance ». La réalité folle de la cave où la pensée dérapant n’en finit plus de se cogner aux parois. Sa narration terriblement crue, précise et toujours maîtrisée évoque aussi, comme des brisures d’enfances, la tendresse qui s’échappe par bouffées. « Tu crois que tu vas mourir ? » dit le petit Roman à sa soeur Petra alitée, avant de se glisser dans les draps de son lit et de lui serrer la main pour tenter de la réchauffer. « Tu vivras encore quand ? »

Il fallait un certain courage et bien du talent à l’auteur, pour zébrer de phrases la page blanche, dire la sauvagerie toujours plus violente.

Laisser entendre l’écho des cris sans oublier l’odeur des rêves, « ses coups de pied donnés à la lune pour l’empêcher de cacher les rayons », et la respiration des rires, sans lesquels la vie même se serait effacée. Même si ces rires « comme des points, des guillemets, des sensations, ne trouveront jamais le havre du vocabulaire ».

Marc Sagaert

Claustria,
de Régis Jauffret, Paris, Éditions du Seuil, 21,90 euros.