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Un tombeau pour l'humour - Pacôme Thiellement, Tous les chevaliers sauvages (Philippe Rey, 2012) par Pierre Pigot
Par Fric Frac Club
Rien à faire : quoi que l'on fasse, les humoristes nous cernent, nous encerclent. A la télévision, à la radio, dans les journaux, ils sont partout, nous perfusant (plus que nous instillant) notre double ration obligatoire de « tranche de vie » et de « satire politique ». Parfois ils arrachent un petit rire mesquin, trop facilement obtenu, même aux hommes les plus soupçonneux qui en ont aussitôt un peu honte. La blague potache triomphe, le calembour règne sur le pays, et la plaisanterie dégradante, non dénuée d'un sourd mépris pour l'auditeur ou le spectateur, rayonne toute auréolée des vertus supposées de « l'exercice démocratique » promu par l'humour. Est-ce là tout ce à quoi nous sommes désormais condamnés, tout ce à quoi nous ne pouvons plus échapper ? C'est une guerre contre toute réelle pensée qui court sur les ondes, et qui menace à chaque minute de faire de nous ses complices. Pourtant, il y a eu une époque (pas si lointaine, et néanmoins paraissant, à ceux qui n'ont pas eu la chance de la connaître, aussi éloignée que les objets célestes les plus fascinants) où il était encore possible d'échapper à toutes ces impasses, à cette pusillanimité de la blague politique, à ces dédoublages monstrueux des imitations, ou encore à ces véritables « loges noires » contemporaines que sont les sketches et les revues de presse.
Cette époque, c'est celle de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo première version, celle de ces années 60 et 70 que Pacôme Thiellement, dans son nouveau livre intitulé Tous les chevaliers sauvages, fait resurgir des flots oublieux de la commémoration, avec comme figures de proue le professeur Choron, Cavanna, Reiser, Topor et bien d'autres encore. Ces dernières années, les livres n'ont certes pas manqué sur ces deux aventures de papier : mais derrière toute célébration, se profile toujours le danger de la couche de vernis (renfermer une œuvre dans le champ clos de son époque) ou de la couche de poussière (ne remettre l'œuvre en lumière que pour mieux en souligner l'actuelle inocuité). Tous les chevaliers sauvages s'inscrit exactement contre ces pratiques, parce que le livre s'attache avant tout à réaffirmer l'urgence politique qui était celle de Hara-Kiri et qui soutenait toute son entreprise, tout en la confrontant presque violemment à ce que sont devenus ses problèmes à notre propre époque. Pas d'archéologie, en somme, sans appel puissant à ce dehors de l'objet qu'est notre propre monde enténébré. Les provocations du professeur Choron, les couvertures de Reiser, ne doivent pas devenir des pièces de cabinet de curiosités : c'est aux hommes des années 2000 que, grâce à Thiellement, elles s'adressent, malgré la distance temporelle, et malgré les ruptures idéologiques qui ont brisé leurs « machines de guerre ».
La bande de Hara-Kiri n'est pas seule sur la table de montage de Pacôme Thiellement. Isolée, elle perdrait justement les puissances de pertinence politique qu'il s'agit de remettre à jour. Tous les chevaliers sauvages s'ouvre d'ailleurs, non pas sur le tableau attendu de la France pompidolienne, mais sur les brisures propres au Japon contemporain : comment un pays dont l'empereur a été déchu de sa divinité, dont l'armée a été privée de sa capacité offensive, et dont toute la capacité d'influence s'est tournée vers l'économie, a pris spirituellement sa revanche en essaimant ses valeurs à travers le monde, quitte à les perdre de vue chez soi (c'est ce que Aby Warburg appelait une « migration », Wanderung). Il s'agit de prendre le titre Hara-Kiri au sens le plus strict du terme : celui d'une exigence éthique personnelle, où le mépris de la mort, de la lâcheté et du compassionnel forment la voie sacrée (un bushido doté d'autres armes) conduisant à la constitution de nouvelles formes offensives, dans le domaine de l'écrit ou de l'image. Mais comme toujours avec Pacôme Thiellement, la constellation s'agrandit, au fil du livre, avec des artistes ou des œuvres dont l'équipe de Choron et Cavanna n'aurait sans doute pas imaginé qu'on puisse les y associer : la musique exigeante et déconcertante de Frank Zappa, les séquences sarcastiques et implacables des Monty Python, les malaises indécidables d'Andy Kaufman, ou encore les limites constamment déplacées de South Park. Le point commun de toutes ces œuvres avec l'univers de Hara-Kiri, le problème qu'elles soulèvent, la planche d'atlas qu'elles constituent, c'est celui de l'humour : sa métamorphose en une attaque sèche et décisive, tranchante comme le sabre du samuraï, suivie vingt ans plus tard de sa dépravation, suite à sa récupération par les forces du pouvoir, appauvrissement dont nous subissons davantage chaque année la nuisance sonore.
Au cœur de son livre, Thiellement a disposé plusieurs mini-monographies consacrées à Fred, à Topor, à Gébé, et surtout à Reiser. « Dessin ou musique, qu'importe, puisque tout est rythme » : et le rythme étant le lieu où se forme la pensée, on se réjouira qu'ici le dessin soit plus que jamais considéré comme une forme où l'idée se condense dans la portée de quelques traits, parfois avec une économie de moyens toute orientale. Car un dessin, fondamentalement, ne puise sa force fondamentale ni dans le slogan de sa légende ou de son phylactère, ni dans son recours à des formes mimétiques qui conforteraient son spectateur dans un système de reconnaissance. Les couvertures de Reiser pour Hara-Kiri ne peuvent décevoir que ceux qui, justement, cherchent à la surface du dessin ce rire banalisé contre lequel tout le livre est violemment dressé (et dès lors, quelle pitié que d'entendre encore récemment un publicitaire bien en cour auprès des médias parler, en souriant stupidement, de la soi-disant « vulgarité » des dessins de Reiser comparée à une affiche de film pseudo-scandaleuse). Contrairement aux planches d'un Hergé, les dessins de Reiser sont encore loin de risquer la sanctification muséale, parce qu'ils relèvent, non de l'art reconnu et de ses limites, mais de l'urgence permanente du travail, et de la recherche du trait, le trait qui tue et non celui qui caresse. Le dessin selon Hara-Kiri fait violence à son lecteur, organise consciemment un choc, parce qu'il se sait le seul moyen de briser la gangue du conformisme qui enserre quotidiennement celui qui le découvre – et c'est par cette même occasion que le petit rire sec de la connivence se meurt dans la gorge, avant d'être remplacé par le grand rire anarchiste qui se moque des respects « humanistes » ou « tolérants » dont se gargarisent ceux qui possèdent la parole dans ce pays.
On trouvera transcrits dans Tous les chevaliers sauvages de larges extraits de cette fatidique soirée de janvier 1982 qui vit, par la main complice de Michel Polac, basculer tout le travail d'une époque dans une confusion de ténèbres. La « Nouvelle Société » de Chaban-Delmas sur le versant strictement politique, le personnage nommé Bernard Tapie pour la trajectoire allant de la chansonnette à la gauche déliquescente en passant par l'entreprenariat, sont les deux jumeaux maléfiques qui portent les cordons du poêle. Thiellement décrit parfaitement la manière dont les puissances des années 60 ont été avalées, digérées et assimilées avec une parfaite adresse par ceux-là mêmes qui en étaient les ennemis jurés – soulignant par ailleurs qu'aux oppositions traditionnelles (telles qu'elles étaient reflétées, par exemple, dans le moralisme désuet d'une tante Yvonne) s'est substitué un cynisme et un sens de la récupération adroite qui a littéralement désarmé les samuraï de Hara-Kiri et tous ceux qui partagaient leur combat. A tel point que, chez quelqu'un comme Gébé, les emportements de L'An 01 (qui comportaient déjà, dans leur version filmée, la trace de leur propre négation finale) seront remplacés par des récits de deuil et de destruction, où la survivance d'un espoir ne sera guère plus qu'une luciole désorientée. On sait que le mot « orientation » est important pour Thiellement : il fait référence à cet Orient spirituel que l'Occident, via la dite « mondialisation », a recouvert de son voile funèbre pétri de mauvaise conscience, mais il signifie aussi pour son lecteur cette nécessité de redisposer autour de soi, comme les traits d'une boussole, les textes et les images du monde pour en retrouver le sens au sein de la confusion organisée des différents pouvoirs. Philippe Val, Laurent Ruquier, Eric Zemmour (qui ne sont guère épargnés à différents endroits du livre), sont quelques-uns des personnages qui travaillent quotidiennement à notre désorientation radicale : en prenant les traits souillés d'un humanisme de conserve, en accaparant le créneau de la convivialité saupoudrée de calembours stériles et pénibles, ou en adoptant la posture du réactionnaire inculte voyant en chaque événement la confirmation de ses propres prophéties malévolentes. Les simulacres d'hommes que discernait le Président Schreber ne sont pas loin, mais justement il nous revient d'apprendre à les discerner tout autour de nous, sur les pages et sur les écrans, armés par les dons visionnaires que tous les artistes cités par Thiellement nous ont fournis en tant qu'armes de repérage et de destruction.
La sécheresse lacrymale, le trait qui incise, la haine de la commisération – mais aussi, un appel vibrant à la capacité de travail, à la découverte de procédés qui nécessitent autant de jeter que de retenir. Dans un reportage ancien sur l'équipe de Hara-Kiri, on est frappé par la masse de papier encombrant la grande table de travail, le nombre de dessins entassés de Reiser dont un seul sera finalement retenu (mais que devenaient tous les autres ?). Le travail, c'est l'une des rares, peut-être même la seule manière dont un être humain peut affirmer sa puissance personnelle – mais cela requiert aussi qu'au cœur de ce travail se placent la conviction la plus puissante autant que le professionnalisme le plus éprouvé. On ne travaille pas à la légère. Jamais. Sinon, ce n'est pas du travail. Lorsque les locaux du Charlie Hebdo actuel ont été incendiés, on a vu Charb déclarer face aux caméras de télévision que le journal n'avait fait que son travail. Certes – mais était-ce vraiment du « travail », que de publier des caricatures inutilement insultantes envers les musulmans alors que le pays était empêtré dans un appel à « débattre » de manière dévoyée de « l'identité nationale » ? Le livre de Pacôme Thiellement est justement là pour nous sortir de cette désespérante impasse : il nous appelle à aller chercher l'air frais avec les dents, comme des samuraï acculés – et à travailler. Vraiment travailler.