La radio a inventé depuis peu ce jeu étrange qui se nomme le téléchargement qui permet la baladodiffusion. Et cela change tout. Chacun est libre de composer un programme à soi, un « autoprogramme » en quelque sorte et de l’écouter où et quand il le souhaite.
De plus, les amis, les relations, les pages Facebook ou les messages tweeter des institutions publiques et privées auxquels on s’abonne, viennent également composer une mosaïque, dans mon cas fortement européenne, qui se met en place comme un journal personnalisé et se renouvelle en permanence. Partager, c’est aussi garder, regrouper et rapprocher. Voilà deux démarches relativement récentes qui illustrent plusieurs des moyens de mettre l’actualité en cage, comme je l’évoquais hier.
Je pense que ce n’est pas un hasard si j’ai commencé à préparer le texte d’introduction de ce nouveau blog le jour même où France Culture a enregistré plusieurs de ses émissions à Strasbourg, en inauguration d’un tour de France électoral que France Inter a débuté depuis plus longtemps en venant également au bord du Rhin la semaine précédente. L’Europe moderne est née le long de cette frontière aquatique où je suis très heureux d’être revenu vivre car je sens bien qu’on a installé ici, à portée de mains, en même temps que des institutions européennes, un sismographe de l’évolution des idées européennes. Et plusieurs fois par semaine, si je suis présent, je me dirige vers la librairie Kléber pour y rencontrer des écrivains et discuter avec eux.
Proposer des narrations sur l’Europe, c’est aussi jouer entre les ondes traditionnelles et celles plus récentes qui nous relient sans fils et se transportent de manière numérique. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille abandonner le support papier et certainement pas l’écriture d’analyse.
Olivier Poivre d'Arvor à la Librairie Kléber
Je dois beaucoup à France Culture, d’abord sur le plan personnel car je peux dire comme Olivier Poivre d’Arvor, aujourd’hui directeur de la chaîne, que je suis plus vieux qu’elle, puisqu’elle fêtera ses cinquante ans, du moins sous son nom actuel, en ayant succédé à France III né en 1958. Elle a, depuis son origine, constitué le deuxième pilier de mon éducation et comme beaucoup d’autres insomniaques, j’adore retrouver encore aujourd’hui durant la nuit ce patrimoine extraordinaire où les voix venues du passé, voix des speakers, comme celles des acteurs, ravivent un sentiment d’étonnement quotidien. France Culture ce sont en effet des voix. C’est également cette mobilisation créative, presqu’unique dans le monde de la radio, d’une ambiance sonore qui fait que le monde bouge autour de ces voix. Quel merveilleux souvenir que celui du preneur de son qui nous avait accompagné de Barcelona à Valencia, et de là à Granada, sur les Routes de la Soie et que je voyais parcourir les rues et les marchés, une perche en main, un casque sur les oreilles…Un peu comme les aveugles, il « regardait » les villes avec son Nagra.
Sur les traces de Washington Irving à Grenade
Cette exploration a donné naissance à une série d’émissions de la "Matinée des autres" et de "l’Usage du Monde, titre adopté par Marie-Hélène Fraïssé en hommage à Nicolas Bouvier. Emissions particulièrement riches et vivantes qui ont aidé à "toucher" les soieries lyonnaise, à "écouter" les vers à soie dévorer les feuilles de mûrier dans les Cévennes, à rendre palpables les routes sinueuses du Portugal, de Lisbonne à Porto en passant par Castelo Branco ou à capter les conversations dans un bar à tapas de Grenade, avant de laisser l’eau s’écouler dans les allées de la maison du Maure riche. C’est un luxe que je n’ai plus jamais retrouvé depuis 1994. Je le regrette avec nostalgie. Mais non seulement Marie Hélène et Pascale Lismonde ont accumulé plein d’autres réussites sensitives, pour ne pas dire sensuelles, mais d’autres producteurs comme Colette Fellous savent prolonger cet usage des voix et des sons, en témoignent les "Carnets nomades".
Dans les jardins de Grenade
Du son, une ambiance, cela va un peu de soi. Mais comme le précisait Olivier Poivre d’Arvor en lançant le premier jour de sa sortie la nouvelle revue « France Culture papiers », la radio c’est aussi de l’écriture.
Au fond je n’en n’avais jamais douté, mais j’étais resté sur ces interviews fortement écrites des années cinquante où les intellectuels interrogés ânonnaient leurs réponses ou au mieux les sur-jouaient. Ceci dit, avec toute l’admiration que je voue à Jacques Le Goff, je ne sais toujours pas s’il se donne le temps d’une improvisation ou bien s’il interroge ses interlocuteurs à partir d’un texte très strict au cours des Lundis de l’Histoire qu’il continue de nous faire parvenir depuis son appartement. Le dernier enregistrement sur la ville médiévale est tout à fait passionnant.
L’écriture c’est aussi la recherche des sources, celle des questions pertinentes, des entrées en matière qui font que sur France Culture, entre l’interrogateur et son invité, il se produit de fréquents miracles.
"Qui n’a pas rêvé de lire France Culture ?", écrit son directeur dans la préface de cette revue dont il a porté le projet avec Jean-Michel Djian, un familier des Transversales, titre qu’il adopte pour son premier éditorial, ouvrant ainsi la première partie de ces presque trois cent pages. On passe en effet du malheur des animaux, aux corporalités macabres de Jan Fabre à la Terreur de Robespierre et à la neurobiologie du goût, avant d’inviter Jean-Luc Nancy à parler des Mondes et Jorge Semprun à retrouver Jean Lacouture, par-delà la mort, de traverser Vancouver et de serrer la main de Pasolini. La démarche de France Culture, parfaitement transposée. Un retour sur les révolutions arabes permet aussi de revisiter le printemps des peuples de 1848. La maquette est superbe. Il s’agit d’un véritable objet d’art qui coûte… 14,90 euros.
"Une telle revue est un signe. Un signe unique ? « Une radio qui devient une revue, nous direz-vous, ce n’est pas courant. C’est même unique, sauf erreur de notre part, dans ce vaste monde." ajoute OPD. Une revue toute en beauté et qui a du succès, ce n’est, par contre, pas unique. Le cas de "XXI", la revue lancée par Patrick de Saint Exupéry en 2008 est là pour le prouver. "La crise des subprime est chassée par la Birmanie, elle-même recouverte par le tremblement de terre en Chine… L’actualité ressemble de plus en plus à un puzzle en désordre. C’est une info désarticulée qui va trop vite, qui ne s’inscrit plus dans le réel", affirme son rédacteur en chef. Comment ne serions-nous pas d’accord ?
Nous souhaitons donc longue vie à France Culture papier. Nous le souhaitons avec cependant l’inquiétude de la polémique qui vient de naître dans le contexte des élections présidentielles en raison du soutien appuyé d’Olivier Poivre d’Arvor à François Hollande. Un vrai quitte ou double où les journalistes de la chaîne ne voudraient pas être instrumentalisés dans un sens ou dans l'autre par le pouvoir politique d'un côté et leur directeur de l'autre.