Fin de la petite série sur la stratégie française (1ici et 2ici). J'avais conclu le précédent en expliquant qu'il existait peut-être une stratégie dépassant les intentions des acteurs, une stratégie qui serait en fait le résultat d'une géopolitique. Car la France peut être victorieuse !
Au fond, posons la question ainsi : au-delà du projet, au-delà des acteurs, y a-t-il une stratégie per se, propre à la France, qui serait déterminée par sa situation, ses racines, son équation ? Alors, d’une certaine façon, elle s’imposerait à tous les acteurs, avec des variations et des tempéraments selon les caractères de chacun, mais reposant sur un besoin inévitable. En fait, elle serait l’expression d’une géopolitique. Je crois en effet que la stratégie n’est que la conséquence de la géopolitique, ou plus exactement du diagnostic géopolitique. Venant de terminer une « Géopolitique de la France » (si ! si ! elle devrait paraître au second semestre), me voici à élaborer l’ébauche d’une suite. Qu’on en pardonne donc le caractère imparfait.
La France est une puissance et se pense comme puissance. En cela, elle ressemble un peu aux Etats-Unis (c’est d’ailleurs une des seules ressemblances). Elle accepte encore le vocabulaire ancien de la puissance, qui passe notamment par l’utilisation de la force armée. Cela est due au grand traumatisme des guerres civiles européennes : la saignée de 1918 qui vient clore un siècle et demi de malthusianisme, aussi bien que l’humiliation de mai-juin 1940 qui vient démontrer à la face du monde que le vainqueur de Rethondes était un roi nu. Avec la bombe nucléaire, la France sait qu’elle ne peut plus être battue militairement. Plus jamais ça dirent les anciens le soir du 11 novembre. Plus jamais ça dirent-ils également le 25 août 1944 en chassant les Allemands de Paris. La bombe chasse à tout jamais le risque de la défaite. La bombe répond à la profonde inquiétude française qui demeure, nappe phréatique de l’inconscient français.
La France a été menacée si profondément dans son existence qu’elle continuera longtemps de préserver cet outil nucléaire. Elle conservera également un modèle complet d’armée, car la dissuasion est globale avant d’être nucléaire, et qu’instinctivement, le Français sait que la frontière ne gît pas qu’au pied de Strasbourg mais peut devoir être défendue à des milliers de kilomètres. Elle sait aussi qu’elle doit investir dans les nouveaux espaces : fonds marins, cyber, espace extra-atmosphérique. Elle développe déjà les outils pour cela.
La Puissance n’est pas que militaire : elle est démographique, et la France constitue de ce point de vue une exception en Europe, qui la fera dépasser l’Allemagne d’ici 2050. Certes, le poids relatif et de la France par rapport au reste du monde baissera, mais elle peut compenser le nombre par la qualité, et notamment celle de la formation : c’est pourquoi il est probable qu’elle réinvestira son appareil éducatif et universitaire, afin de continuer de former les travailleurs qualifiés et compétitifs.
La puissance et économique. Malgré les pronostics les plus sombres, malgré les répétitions incessantes sur le destin de puissance moyenne (on les sert depuis 40 ans), la France demeure au premier rang des nations : sa hantise du déclin la forcera à se réformer pour demeurer à cette place. C’est en cela que les discours déclinistes sont utiles : ils incitent chacun à faire des efforts, à comprendre, à évoluer, et à permettre à la France de demeurer un des leaders. La puissance économique française n’est pas feinte.
La puissance est culturelle, on le sait mieux encore depuis Joseph Nye qui a inventé la notion de puissance douce (soft power). A croire qu’il a observé la pratique française depuis toujours : des cathédrales gothiques aux imitations de Versailles, depuis les Lumières jusqu’à la patrie des droits de l’homme, la France a toujours su inventer un discours propre qui en fait une grande puissance culturelle. Elle a même inventé cette chose quasiment unique qu’est la politique culturelle ! Or, il y a encore un esprit français, et ce qui vient de Paris est encore écouté, ne serait-ce que parce que c’est différent du flux général. Aussi bien, ce que regrettent les esprits chagrins appartient à une domination désuète. Désormais, le vrai atout du soft power français tient justement à son caractère minoritaire, distinct, autre : différent.
Au fond, la France conservera sa personnalité qui la distingue radicalement de tous ses voisins. Elle bénéficiera de sa position majeure en Europe : codirigeant la sphère économique avec l’Allemagne, codirigeant la sphère militaire avec l’Angleterre, assise sur sa dynamique démographique, la France se trouve à la poignée de l’éventail et n’a pas eu, depuis longtemps, une aussi bonne posture. C’est en fait la seule à pouvoir développer une stratégie originale face à la panne européenne (l’absence de stratégie) et la panne américaine (l’épuisement d’une stratégie).
Depuis qu’elle a quitté ses ex-colonies, la France a investi son environnement immédiat, à savoir l’Europe. Il reste que cet axe ne suffit plus à orienter une politique étrangère. Plus exactement, le niveau d’intégration est désormais tel que l’Europe appartient quasiment aux affaires intérieures. En fait, la politique étrangère ne se définit plus aujourd’hui en « dans ou hors l’Europe » mais en « fais-je aussi quelque chose en dehors de l’Europe ? ». A cette question, il me semble que la France répondra par l’affirmative. Ce qui l’amène à devoir répondre à la question de la mondialisation.
Il faut pour cela dépasser la question de l’Occident, autrement dit du rapport transatlantique. La France est de ce point de vue la seule à pouvoir continuer de porter un projet alternatif au projet américain, la seule à énoncer un autre universalisme, grâce à son projet politique hérité des rois et de la révolution, et qui pose la diversité comme source du lien politique. C’est pourquoi, appuyée sur l’héritage de l’histoire et la présence territoriale sur tous les océans, appuyée également sur la francophonie qui n’est pas défense de la langue mais défense de l’exception culturelle, la France peut faire deux choix simultanés :
- Le premier consiste à opter pour la maritimisation, maintenant que les frontières terrestres sont sûres : l’incertitude stratégique qui durait depuis des siècles étant levée, la France peut choisir de développer une action maritime, d’autant plus importante que la mondialisation est d’abord une maritimisation. Le pari des DOM-COM, l’exploitation des Zones économiques exclusives, la priorité donnée à deux ports, l’extension du grand-Paris jusqu’au Havre sont autant de repères qui marqueront cette option.
- Le second consiste à choisir la prochaine étape de l’émergence. Celle-ci s’établit non comme un ensemble constitué, mais comme l’affirmation de puissances renouvelées et qui se vivent selon un mode westphalien. Plutôt que de parier sur tel ou tel dans une concurrence délétère du bon élève (je suis plus ami que toi avec l’Inde ou avec le Brésil ou avec…), il convient de parier sur la prochaine émergence, celle qui viendra d’Afrique. En effet, la croissance démographique est un indicateur qui ne trompe pas et qui annonce le monde de 2050, où le continent noir pèsera plus d’un milliard d’hommes. La France y a des atouts et doit s’attacher réinvestir l’Afrique, toute l’Afrique, en passant notamment par le Maghreb.
Ainsi, la France a non seulement des atouts, mais aussi une sorte de destin. Au fond, elle n’a pas le choix de sa stratégie qui s’imposera à elle.
O. Kempf