A ceux qui croiraient que l'usage immodéré de la planche à billets par Draghi et ses compères de la Banque Centrale Européenne se fera sans anicroche, un petit détour par l'Atlantico et les analyses d'un certain élu du 10 ème arrondissement ne fera pas de mal ...
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Après avoir mis à la disposition des banques de l’Euroland 489 milliards d’euros contre un taux d’intérêt symbolique de 1 % par an pour une durée de trois ans, en décembre dernier, Mario Draghi réédite l’opération, ce 29 février, pour un montant qu’on évalue à 500 milliards d’euros supplémentaires. L’institution européenne est bien partie pour s’aligner sur l’exemple de la Réserve fédérale américaine de Ben Bernanke qui, ces dernières années, a ouvert une ligne de crédit gigantesque de 7 000 milliards de dollars pour sauver le système bancaire US de la faillite.
Pour l’heure, cette politique dite «d’assouplissement quantitatif», périphrase pudique et technocratique de la planche à billets, fonctionne plutôt bien. Elle a épargné à l’économie mondiale une crise d’une ampleur plus terrible que celle des années 1930 : la chute des établissements bancaires américains et européens aurait entraîné celle de tous les autres acteurs de la vie économique. L’imminence du désastre, bien plus que les pressions intellectuelles et politiques des gouvernements, est à l’origine de ce revirement à 180 ° du discours et de la pratique des banques centrales.
Parallèlement, les instituts d’émission des pays émergents, notamment la Banque de Chine, continuent eux-aussi à participer à la création monétaire pour une raison symétrique de celle des pays «immergents». Désireuses de freiner l’appréciation de leurs devises - qui devrait résulter de leurs excédents commerciaux et de l’afflux de capitaux provoqué par une croissance supérieure qui rémunère mieux le capital - ces banques centrales accumulent les réserves et créent de la monnaie dite banque centrale en contrepartie des dépôts de monnaies étrangères.
Aux Etats-Unis, en Europe ou en Asie, ce sont plus de 10 000 milliards de dollars de liquidités qui sont venus au secours de l’activité économique depuis moins de trois ans. Cette abondance est à l’origine du rebond assez marqué des marchés boursiers depuis quelques mois, même sur les places retardataires. Elle attise également la hausse du prix des matières premières et elle est susceptible de dégénérer en bulle inflationniste sur n’importe quelle classe d’actifs que la spéculation aura choisi : or, immobilier, high-tech, etc.
Mais enfin ... l’économie américaine se porte un peu mieux, Barack Obama est soulagé et seule la division politique en Europe semble expliquer que les pays du «vieux continent» n’aient pas encore pris le train de la reprise en marche, au grand dam de Nicolas Sarkozy qui va payer ce retard d’un prix élevé lors des prochaines élections françaises.
Cette sortie de crise apparente par la planche à billets fait-elle pour autant tousser les puristes de la monnaie et les libéraux ? Pas tant que cela. «La monnaie est une chose trop importante pour la laisser aux banquiers centraux» disait ironiquement Milton Friedman. Le grand économiste de Chicago attribuait du reste aux erreurs de la Réserve fédérale, qui avait réduit de manière inadaptée la création monétaire au début des années 1930, l’origine de la dépression. Ben Bernanke, aujourd’hui président de la Fed, n’avait-il pas rendu un hommage appuyé à Friedman en 2002, en expliquant au vieux professeur alors au faîte de sa gloire que «grâce à vous, nous ne referons pas les mêmes erreurs». C’est effectivement ce qui semble se passer depuis trois ans. Le penseur monétariste a laissé aux élèves de ses élèves des instruments intellectuels pour faire face à l’urgence et à la menace d’un effondrement du système financier. Il les a dés-inhibés. Puisque le maître l’autorisait, rien ne pouvait s’opposer à sa parole post mortem et à l’usage débridé de la planche à billets.
De toute manière, le lien entre masse monétaire et hausse des prix n’est pas évident, surtout dans une économie où les capacités de production non employées sont énormes. L’inflation n’est pas pour le moment un sujet de préoccupation.
Alors, aurions-nous atteint le paradis économique stationnaire, le meilleur des mondes monétaires ? De-ci, de-là, il y a bien quelques ratés. Les Grecs n’ont certainement pas l’impression d’être sortis de leurs difficultés et les Portugais pas davantage. Tous les Européens, en réalité, sont dans ce cas.
Aux Etats-Unis, les déficits ne se réduisent pas, en particulier celui des échanges commerciaux avec le reste du monde qui a dépassé 550 milliards de dollars en 2011 ; le chômage recule encore lentement, malgré l’énormité des moyens financiers mis pour soutenir l’économie.
En Chine même, des débuts de tensions inflationnistes ont dû être jugulés par la hausse des réserves obligatoires il y a deux ans. La croissance ralentit légèrement, les demandes salariales s’aiguisent et, surtout, on se fait du souci devant toute cette masse (plus de 2 500 milliards) de dollars accumulés par la banque centrale. Si le taux de change du Yuan augmente, les exportations risquent de fléchir et la croissance avec elles. De plus, les dollars thésaurisés perdront de leur valeur. Si ce taux ne bouge pas, les Américains et les Européens, ulcérés par l’approfondissement des déséquilibres commerciaux, risquent de se faire plus offensifs. La menace d’une réaction protectionniste chez ces vieux clients n’est pas conjurée entièrement.
Enfin, les pays privés de manne monétaire en raison de leur incapacité à faire accepter leur devise comme un instrument d’échange crédible n’ont pas accès à ces paradis artificiels. Demandez aux Hongrois ce qu’ils pensent du sort réservé à leur forint et à leur économie ! Pourtant, leurs déficits ne sont pas plus élevés que ceux de plusieurs pays de l’Euroland, sans même parler de ceux des Américains.
Car la politique de la planche à billets décomplexée souffre d’un vice de conception fondamental : elle n’a aucune dimension stratégique, elle n’est qu’une réaction au fil de l’eau contre la menace d’une crise majeure, en fonction des capacités de nuisance des uns et des autres. Elle tend à figer les termes monétaires et financiers des échanges actuels. Il n’existe aucun consensus réel sur les cours respectifs de l’Euro, du Yen, du Yuan et du Dollar. On est plutôt dans une sorte d’équilibre de la terreur pareil à celui de la dissuasion atomique. Si la Chine cesse d’acheter des dollars, c’est l’effondrement américain. Si les Etats-Unis rétablissent des barrières douanières, c’est le risque d’un écroulement en Chine. Seuls les Européens, plus faibles car divisés, se laissent faire davantage. C’est pour cela qu’ils profitent moins de la situation. Mais, un jour ou l’autre, un peuple las des sacrifices inutiles qu’on lui demande pour sauver l’euro se rebiffera. De plus, les économies européennes ne réagissent pas toutes de la même manière face à une dépréciation du dollar. L’industrie française, par exemple, est davantage concurrencée par celle des pays qui facturent en «billets verts» que son homologue allemande. C’est cette différence de situation qui explique les tensions intra-européennes actuelles.
Cette absence de capacité d’arbitrage politique se fait également sentir dans le choix des banques aidées et des créances rachetées par les banquiers centraux. Ces derniers n’ont aucune légitimité à privilégier tel établissement de crédit en difficulté plutôt que tel autre, tel pays plutôt que son voisin.
C’est donc la politique du guichet ouvert qui prévaut, avec ses risques évidents de refinancement d’entreprises et d’actifs pourris : un problème classique « d’aléa moral». Des liquidités qui leur sont fournies, les banques peuvent faire ce qu'elles veulent. Elles les emploieront certainement à se désendetter en jouant de la différence entre les taux auxquels elles prêtent et ceux auxquels elles empruntent. Mais les Etats et les entreprises qui les solliciteront continueront d'être confrontés à des taux de change qui perpétuent leurs difficultés.
Ce caractère passif du recours à la planche à billets lui interdit les mesures de vraie relance, selon des schémas keynésiens qui ont fait la preuve de leur inefficacité dans les années 1980 mais qui avaient justement été conceptualisés, dans les années 1930, parce que la seule politique monétaire paraissait insuffisante pour réamorcer l’activité productive. Derrière la relance économique par l’action de l’Etat, c’était en réalité le choix d’une coordination des agents économiques qui était en jeu, à un moment où les décisions individuelles non concertées ne faisaient qu’aggraver la dépression.
Le concept même de «trappe à liquidités», qui traduit les limites de l’effet d’entraînement de la baisse des taux d’intérêt, avait du reste été forgé par les keynésiens pour tenter de montrer qu’après la création monétaire, le moteur de la politique budgétaire était seul à même de prendre le relais.
Aujourd’hui, cette étape ultérieure n’est envisagée par personne. La situation actuelle est d’autant plus inquiétante qu’il n’est pas question qu’une quelconque autorité mondiale - au nom de quelle légitimité et pour faire quels arbitrages ?- prolonge l’action des banques centrales, érigée en fin en soi. Le plan Marshall universel n’est pas pour demain. Ne reste qu’un pilotage à vue entre les écueils de la récession.
Dans ces conditions, il est à craindre que la planche à billets, surchauffée, n’émette un jour une plainte étrange, comme le chant du cygne d’un système économique mondial menacé de dislocation. Mais qui se soucie encore du futur ? A long terme, nous serons tous morts ... gavés de liquidités ?